Il faut découvrir le Marathon du Film Classique de Budapest !

Pour sa septième édition, le Marathon du Film Classique de Budapest organisé par l’Institut National du Film Hongrois s’est clairement établi comme une étape importante de l’univers festivalier international. Certes, comme son nom l’indique, il est consacré au cinéma « classique » et non aux nouvelle sorties, mais sa richesse et la diversité de sa conception en font maintenant une vraie réussite.

Richesse, tout d’abord, avec un choix cette année de privilégier deux invités d’honneur qui ne se contentèrent pas de présenter leurs films, mais participèrent à des débats et furent fort accessibles. En somme, l’inverse de ce qui se produit maintenant dans les festivals internationaux où l’accès aux artistes est devenu de plus en plus difficile pour les journalistes !

Costa-Gavras, tout d’abord, faisait l’ouverture du festival avec son Music Box, choisi bien évidemment parce qu’il a en partie pour cadre la ville de Budapest. Le film, porté par Armin Mueller-Stahl et Jessica Lange, n’a pas vieilli, et sa programmation était bienvenue. Costa-Gavras, en tant, cette fois que Président de la Cinémathèque Française, était accompagné de Frédéric Bonnaud, son Directeur, pour une table-ronde organisée à l’Institut Français de Budapest, partenaire important du festival où se déroulèrent des projection et toute une série d’ateliers fort intéressants dédiés à la conservation et l’étude du cinéma « classique ». 

Le second invité d’honneur fut Wim Wenders, qui reçut sur la scène du magnifique cinéma Urania, le Prix de la FIAF, la Fédération Internationale des Archives du Film, qui réunit la plupart des cinémathèques du monde entier. Parmi la douzaine de ses films qui furent projetés, on retiendra évidemment la projection de A Trick of light, son docu-fiction de 1995 dédié aux précurseurs allemands du cinéma, les frères Skladanowsky. Il fut projeté dans une nouvelle version fort attractive et pleine d’humour, judicieusement accompagnée avec brio sur scène par un artiste musicien et chanteur. 

Photos P. J. M.

La diversité du Marathon, ce fut aussi cette année la mise en évidence par le directeur du festival, György Ráduly, du cinéma d’animation hongrois, pour son 110° anniversaire, avec des projections systématiques de courts-métrages d’animation avec les longs métrages programmés. 

Diversité, aussi grâceà la belle participation de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé avec un programme d’incunables restaurés du cinéma muet accompagnés sur scène au piano dans l’auditorium de l’Institut Français.

La Fédération Internationale de la Presse Cinématographique, la FIPRESCI, fut également l’invitée du Marathon et une vingtaine de ses représentants purent y tenir leur assemblée Générale annuelle tout en profitant de son programme.

Outre les séances dans les salles de cinéma « traditionnelles », le Marathon organisa également plusieurs soirées en plein air dans une grande place de la ville, qui réunirent à chaque fois plus de 2000 personnes. Ce succès public montre bien que le cinéma du 20° siècle a encore de beaux jours devant lui… tout comme le Marathon du Film Classique de Budapest!

Philippe J. Maarek

Rêves de la fin du monde à Locarno

Dans son discours de clôture, Giona A. Nazzaro, directeur artistique du Festival du Film de Locarno, a rappelé l’une des missions sociales du cinéma : celle de devenir un moyen de se rassembler face aux problèmes sociaux urgents. Evoquant Roberto Rossellini, il a invité les jeunes cinéastes à « travailler pour l’humanité », à « remettre en question le statu quo » et à aider les spectateurs à devenir « de meilleures personnes ». Si ces propos semblent familiers, c’est qu’ils sont désormais récurrents dans le discours des institutions culturelles qui, le plus souvent, n’adoptent pas de positions politiques plus affirmées. En revanche, la plupart des cinéastes primés et des membres du jury ont porté l’actualité politique brûlante sur la scène de la cérémonie de clôture. Cela allait des appels au cessez-le-feu au Proche-Orient, avec un petit drapeau palestinien déployé sur scène, à la dénonciation des pratiques coloniales en Guinée française. L’attention médiatique accordée aux grands festivals internationaux signifie qu’ils peuvent devenir des plateformes pour des messages politiques, dans ses événements officiels comme dans des discussions informelles. Cependant, des préoccupations politiques se reflètent également dans les films sélectionnés, même si cela peut se faire de manière moins directe.

Locarno a une longue tradition de cinéma d’auteur, souvent centrée sur le contexte européen. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des films en compétition internationale soient des coproductions européennes, qu’il s’agisse de documentaires ou de films de fiction. Le documentaire de quatre heures Youth (Hard Times), de Wang Bing, sur les conditions de travail des ouvriers du textile chinois, lauréat du prix FIPRESCI, a ainsi été projeté aux côtés de drames sociaux d’Europe de l’Est, tels que Toxic de Saulé Bliuvaité, lauréat du Léopard d’or, ou encore de films à une forme plus audacieuse, comme Fogo do Vento de Marta Mateus. Leurs thèmes allaient des enjeux liés au trauma, à la famille ou à la maternité, à des récits sur la guerre civile au Liban ou encore la déforestation en Amazonie. Bien que les films en compétition soient très divers dans leur contenu et leur forme, une idée quelque peu inattendue a néanmoins été soulevée dans un nombre suffisant de films pour mériter une attention particulière : les rêves de la fin du monde, tel qu’on le connaît.

À l’écran, la fin du monde a donc pris de nombreuses formes, allant d’un simple doute existentiel à une véritable apocalypse divine. Cependant, elle est toujours apparue d’abord comme un rêve. Dans Cent Mille Milliards, Virgil Vernier présente au public le rêve d’un grand cataclysme qui submerger la ville de Monaco sous les eaux. C’est Julia, une petite fille de 10 ans, qui rêve de cette catastrophe. Sa riche famille d’ingénieurs est en train de construire une île artificielle, et Julia explique à Afine, un jeune prostitué de 18 ans qui passe les vacances de Noël avec elle, que seule cette île survivra, tandis que la ville et ses habitants disparaîtront. L’imagination de Julia, tantôt enfantine, tantôt sombre, constitue un choc créatif pour Afine, qui, à l’aube de l’âge adulte, ne peut trouver aucun sens à son existence. Sa vie s’écoule dans un état de profonde mélancolie qui semble émaner de la ville elle-même. Vernier utilise une palette de couleurs bleu pâle pour peindre Monaco comme un paysage froid, dont les faibles lumières de Noël ne parviennent pas à dissiper une tristesse latente qui contraste avec la promesse de bonheur de l’une des villes les plus riches d’Europe. Dans le film, Monaco apparaît comme une ville qui se meurt lentement, un endroit ennuyeux qui aspire la force vitale de ses habitants. C’est peut-être ce qui explique les rêves de Julia. Ce paysage urbain mélancolique doit être détruit pour que naisse quelque chose de nouveau, même si son île artificielle semble tout aussi terrifiante. Julie peut donc sourire à l’idée d’un grand cataclysme qui viendrait purifier ce lieu sans vie, où l’on ne fait que vieillir et mourir.

Dans The Sparrow in the Chimney de Ramon Zürcher, Karen, le personnage principal, fait de nombreux rêves, notamment du fantôme de sa mère décédée ou d’actes de violence concernant ses propres enfants. Karen n’est pas la seule à rêver dans ce film. La réunion de sa famille dans leur maison de campagne ancestrale devient de plus en plus étrange lorsque des visions de violence, de sexe et de torture apparaissent à l’écran, manifestes de l’inconscient de chaque membre de la famille. Alors que les frontières entre le rêve et la réalité commencent à s’estomper, il semble qu’une force étrange les pousse à se faire du mal, que ce soit dans la réalité ou dans leurs rêves. La source de cette violence se trouve dans l’histoire familiale. S’inspirant du traumatisme intergénérationnel, Zürcher présente un récit linéaire simple, où le trauma des générations passées, notamment la mère et le père de Karen, se manifeste dans le présent sous forme de visions surréalistes de destruction. Ce traumatisme est toutefois ancré dans un lieu précis. La maison de campagne semble être au centre de ce cauchemar, avec ses fenêtres transparentes et ses portes toujours ouvertes, formant un panoptique domestique pour une surveillance constante. Les rêves deviennent réalité lorsqu’un grand incendie éclate, dont la source ne peut être autre qu’une souffrance accumulée. Cet incendie brûle non seulement la maison mais aussi les alentours, c’est-à-dire l’univers de l’enfance de Karen. Celle-ci, ses enfants et son mari observent la destruction de leur univers familier avec une joie indéniable. Ils peuvent désormais s’insérer dans un monde nouveau, libéré du passé.

Les animaux eux aussi peuvent rêver. Agora d’Ala Eddine Slim s’ouvre sur l’image d’un Chien bleu et d’un Corbeau noir allongés sur le sol, endormis ou peut-être morts. Pourtant, les deux créatures peuvent se parler et ensemble rêvent d’une catastrophe imminente qui menace la région. L’endroit en question est un village de pêcheurs tunisien, situé près d’une forêt et d’une zone industrielle. Le premier signe de ce désastre apparaît lorsque trois personnes, présumées disparues, émergent de la mer. Bien qu’elles devraient être mortes, elles sont vivantes, l’eau s’écoulant de leurs corps en décomposition. Le désastre rêvé se matérialise ainsi en une véritable apocalypse qui bouleverse les lois de la nature. Craignant la réaction de la communauté, les autorités locales — un policier, un médecin et l’imam — conspirent pour garder le secret sur les revenants. Cacher la vérité s’avère toutefois difficile lorsque des poissons morts s’échouent sur la plage et qu’une invasion de vers ravage les récoltes locales. La communauté villageoise se retrouve au centre de ce qui semble être une punition divine, une sorte de rétribution pour les crimes de l’humanité. Aucun salut ne semble en vue pour le village et ses habitants. Cet endroit est condamné, expliquent le Chien bleu et le Corbeau. La vie peut continuer, poursuivent-ils, mais seulement ailleurs, là où un nouveau départ est possible une fois que le monde connu a cessé d’exister.

Agora

Le cinéma a toujours rêvé de destruction. À l’écran, le monde humain est constamment menacé, que ce soit par des invasions extraterrestres, des hordes de zombies, des comètes ou des guerres nucléaires. Voir nos villes en ruines ou nos paysages familiers définitivement altérés par des désastres divins ou naturels peut à la fois fasciner et effrayer, deux éléments d’une expérience cinématographique marquante. Mais plus encore, la destruction du monde connu peut être une forme provocante de critique sociale, en fonction des angoisses spécifiques à chaque époque. Les hordes de zombies de George Romero ont d’abord été perçues comme des représentations de la violence raciale dans Night of the Living Dead (1968), puis comme des métaphores de nos tendances consuméristes avec Dawn of the Dead (1978).  En écho aux divisions de la guerre froide, des films tels que The Day the Earth Stood Still (1951) de Robert Wise et Fail Safe (1964) de Sidney Lumet mettent en garde contre une apocalypse nucléaire, révélant les tendances autodestructrices de l’humanité dans une concurrence mondiale à un niveau de danger extrême. Des films commerciaux comme Independence Day (1996) de Roland Emmerich, Armageddon (1998) de Michael Bay ou même Pacific Rim(2013) de Guillermo del Toro exaltent eux aussi, aux côtés de valeurs plus conservatrices, une humanité qui unit ses forces face à une menace commune. Dans ces films, le désastre est évité grâce aux actions de quelques héros qui risquent ou sacrifient leur vie pour sauver notre monde. En revanche, même si c’est pour des raisons et dans des contextes différents, AgoraThe Sparrow in the Chimney et Cent Mille Milliards envisagent tous la destruction comme inévitable, voire désirée. Leurs mondes ont atteint leurs propres limites et, en un sens, aucun futur ne peut exister à moins qu’ils ne soient détruits. Ainsi, pour reprendre les mots de T.S. Eliot, il semble que, dans l’univers de ces films, le monde ne finit pas sur un boum, ni sur un murmure, mais sur un souffle de soulagement. 

Dans la mesure où l’apocalypse sert de métaphore aux questions politiques, on peut s’interroger sur les origines de ce soulagement. Une réponse possible est que notre monde devient tellement absurde qu’il n’est plus possible d’imaginer des solutions possibles de l’intérieur. C’est un argument présent dans les discours sur le changement climatique. La menace d’une catastrophe écologique à l’échelle planétaire est minutieusement documentée, mais le monde semble incapable ou réticent à agir. Aujourd’hui, le désastre écologique est sans doute la principale préoccupation du monde occidental. Cependant, contrairement aux films commerciaux des années 1990, les individus héroïques ne sont plus en mesure de l’arrêter. Αu contraire, c’est un sentiment d’abandon passif qui semble se généraliser. Peut-être que notre peur collective du désastre écologique deviendra progressivement un sous-texte commun, tant dans les films commerciaux que dans les films d’auteur, où des personnages, désillusionnés par le monde, attendent passivement qu’un désastre se produise, prêts à l’accueillir puisqu’aucune alternative ne leur semble possible, comme le sous-tendent ces films vus à Locarno.

Antonis Lagarias

77e Festival de Cannes 

L’effet polarisant de la Palme d’Or, une année particulière au sein du jury FIPRESCI 

Le Jury FIPRESCI – L’auteur, 5e à partir de la gauche – Ph. Mohamed Hamed

Le 77e Festival de Cannes a représenté un grand honneur et une reconnaissance pour moi. J’y ai représenté l’Union des Journalistes de Cinéma et la France, en tant que critique de cinéma taïwanais, mais vivant en France, au Jury du Prix Fipresci de la critique internationale, pour la compétition officielle.

Le travail du jury cette année était vraiment difficile. Bien qu’il y eût plusieurs bons films, nous ne pressentions aucun chef-d’œuvre capable d’être véritablement lauréat du Prix Fipresci. Nous avons dû attendre jusqu’au dernier jour des projections officielles pour pousser un soupir de soulagement. Ce n’est qu’à la veille de la cérémonie de clôture du Festival, que nous avons pu voir le dernier film de Mohammad Rasoulof. Ce grand cinéaste condamné dans son pays, a dû fuir l’Iran à travers l’Allemagne jusqu’en France. Après que son dernier film Les Graines du figuier sauvage ait été présenté en séance officielle, nous avons vite conclu qu’il s’agissait d’une œuvre majeure pour la Fipresci.

La sélection officielle des films en compétition comprenait une riche variété de genres. Mais la présidente du jury cette année, Greta Gerwig, l’actrice et réalisatrice germano-américaine, auteure du blockbuster commercial le plus vendu au monde de l’année dernière, Barbie, nous a donné l’impression d’avoir favorisé son compatriote, la Palme d’or ayant été décernée à Anora de l’Américain Sean Baker. C’est un bon film, intéressant, séduisant par certains côtés, mais sur lequel j’ai des réserves et ce n’est pas pour moi une Palme d’or.

Autre lauréat cette année, Emilia Perez, une comédie musicale au thème pointu, de l’ancien lauréat de la Palme d’or, le Français Jacques Audiard, était également un film très attendu. Au final, même s’il n’a remporté que le prix du jury, les quatre actrices du film ont partagé le Prix d’interprétation féminine, en particulier l’actrice transgenre Karla Sofia Gascón qui incarne le personnage d’Emilia Perez. Sa performance mérite d’être récompensée, mais je pense que si le jury avait osé, elle aurait du être primée seule, car son interprétation est surprenante. Née dans le corps d’un garçon pour être maintenant une sublime femme, elle est l’âme du film et si elle avait remporté le prix seule, ç’aurait été vraiment marquant et courageux.

Nous avons longuement débattu de ces deux films, mais nous avons finalement préféré à tous égards Les Graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof. J’y reviendrai.

La vague de #MeeToo agite beaucoup le milieu du cinéma, le Festival de Cannes se doit à juste titre de la soutenir. Or cette année l’un des grands thèmes a justement porté sur le corps des femmes, dans tous ses états, parfois ultra-sexy, comme pour attiser l’envie des hommes, certains films nous montrant non seulement l’extérieur mais aussi l’intérieur du corps féminin, tout ça pouvant paraitre un peu contradictoire. Cette lutte parviendra j’en suis sûr à rendre le cinéma plus juste et plus fort.

Une analyse des principaux films primés

Il y a eu au total 22 films officiels en compétition cette année. Hormis mes doutes personnels et réserves sur la Palme d’or, les autres films primés me semblent tous avoir mérité leur récompense. 

Anora de Sean Baker a en fait un thème très intéressant. Cependant, la mise en scène du réalisateur dans la première moitié du film ressemblait trop à celles des films commerciaux américains. Les scènes d’un jeune homme qui vient d’une famille oligarque russe s’amusant avec des strip-teaseuses et des prostituées étaient trop longues. Heureusement, dans la seconde moitié de l’histoire, toute l’intrigue change radicalement. Fianlement, le film combine avec succès un aspect commercial et son appartenance au cinéma indépendant créatif, mais j’ai personnellement le sentiment que sa Palme d’or semble manquer de prestige !

Le Grand Prix du jury a été remporté par All we imagine as light de la jeune réalisatrice Payal Kapadia. Il s’agit du premier film indien sélectionné pour la Compétition de Cannes depuis plus de 30 ans. L’histoire est celle de deux infirmières d’hôpital qui cohabitent, leurs mondes quotidiens et intérieurs sont très contrastés. Les vies futures qu’elles imaginent sont très différentes, mais elles doivent affronter leur vie future ensemble, à la fois cruelle et sensible. Le film commence à Mumbai, la ville la plus peuplée d’Inde et la septième plus grande ville du monde, nous permettant de plonger dans cette métropole est bruyante et animée, avec ses métros bondés et ses rues surpeuplées de l’Inde moderne. Lentement la vie s’épuise, et comme un long fleuve tranquille, elle va et vient constamment entre vie matérielle et vie intime sans réelle évolution. On comprend qu’elles n’ont pas d’autre choix possible.

Le Prix de la mise en scènea été décerné au Grand Tour du Portugais Miguel Gomes. L’esthétique du film en noir et blanc, entrecoupé d’images en couleurs, est unique et parfaite, avec des décors réels et en studio. L’histoire remonte à 1918, lorsque les puissances européennes occupaient et se partageaient plusieurs pays asiatiques. Le fonctionnaire britannique en poste au Myanmar s’est enfui, laissant sa fiancée, alors qu’il était sur le point de l’épouser. Elle décide de le poursuivre à travers l’Asie-Pacifique. Nous découvrons ainsi les coutumes, les habitudes et les différentes langues des pays asiatiques à cette époque. Malheureusement, nous les voyons avec les yeux du réalisateur portugais, qui donne parfois l’impression de composer des anciennes cartes postales, magnifiques, mais peu réalistes, en vrai, en tous cas pour des Asiatiques, ce qui est dommage.

 Emilia Perez de Jacques Audiard, a obtenu le Prix du Jury, qui semble une bien petite récompense, éclipsée par le Prix d’interprétation féminine reporté par toutes ses actrices, certes un double prix rare à Cannes. Il s’agit d’une œuvre aux thèmes transgenres pointus qui explore également la question des gangs politiques mexicains. J’ai admiré, au-delà l’atmosphère meurtrière dressée pour le protagoniste, l’utilisation très intelligente du chant et de la danse pour atténuer l’atmosphère tendue. Les superbes performances de toutes les actrices rendent ce film encore plus brillant.

Le Prix du meilleur scénario, remporté par The Substance, de l’actrice et réalisatrice française Coralie Fargeat, m’a semblé empreint d’un style très publicitaire. Bien qu’il ait reçu de nombreux éloges après la projection officielle, on en vient à se demander s’il n’est pas uniquement fait pour attirer le regard de machos voyeurs. Il y a trop d’images en gros plan de femmes très peu vêtues, mais c’est bien sûr aussi le thème de l’histoire du film. Il rappelle fortmenent la comédie fantastique d’humour noir de Robert Lee Zemeckis, Death Becomes Her, il y a déjà trente ans. Mais ce nouveau travail à l’aide d’images numériques ajoute une couche supplémentaire de progrès et d’évolution dans la science-fiction !

Notre grand favori pour la Palme d’Or: Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof a reçu des ovations après la projection officielle, mais, à la surprise générale il n’a donc reçu qu’un Prix spécial, créé pour l’occasion !! Il est centré, dans l’Iran contemporain, sur un père d’une famille de deux filles qui vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran, au moment même où un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Ce film est construit en deux parties. Une première partie d’environ deux heures, essentiellement à huis clos et tournée avec des paroles et des images de vidéos filmées. Et la deuxième partie prend la direction, très inattendue d’un vrai thriller, aussi implacable que riche en métaphores. Les images des manifestations et leur répression, filmées au téléphone, sont capitales et au cœur de l’intrigue. Ces authentiques documents transforment la fiction comme ils brisent l’apparente harmonie de la famille, entre le père et les filles, abîmant de plus en plus leurs relations jusqu’au point de non retour. Il est dommage que ce film, favori des critiques du monde entier, n’ait reçu qu’un Prix spécial en raison de la persécution politique dont son auteur est l’objet. Cela m’a semblé vraiment insatisfaisant.

Une fois le palmarès du festival proclamé, certains jugeront, comme souvent que des œuvres ont été mal récompensées, comme Limonov: La balade, que j’aime bien personnellement, de l’excellent réalisateur russe Kirill Serebrennikov. C’est peut-être dû à son sujet lui-même, Limonov, cet écrivain russe hautement controversé. Le film est entièrement en anglais, ce qui nuit incontestablement à sa qualité et à sa vraisemblance. Cet homme sulfureux rêve d’être reconnu comme un génie littéraire, ou comme un homme politique révolutionnaire visionnaire, ou encore comme victime d’une agression ou d’un meurtre très médiatisé. Dans ses romans largement autobiographiques, il décrit avec audace sa « camaraderie » et ne craint pas d’affirmer que les poètes russes aiment avoir des relations sexuelles avec les noirs, ce qui, dans le contexte de l’époque ne manquait pas d’un certain courage.

L’autre œuvre que j’ai appréciée est le film danois La Fille à l’aiguille, du réalisateur suédois Magnus von Horn, qui vit à Varsovie. L’histoire commence comme un film documentaire qui suit des ouvrières d’usine et un protagoniste inattendu. Mais les rebondissements de l’intrigue sont infinis, ou presque, et créent une situation de panique, comme un thriller noir. Le contraste net des images en noir et blanc renforce l’atmosphère urgente de l’intrigue, ce n’est pas un grand film, mais le réalisateur nous montre ses qualités, un jeune cinéaste à suivre.

Le Prix d’interprétation masculine a été décerné à l’acteur américain Jesse Plemons pour Kinds of kindness du réalisateur grec Yorgos Lanthimos. Il y incarne trois personnages différents dans trois histoires différentes. Cependant, dans ce film découpé en trois rôles, il semble difficile de bien apprécier ses qualités d’acteur… Personnellement, je préfère l’acteur britannique Ben Whishaw qui joue Limonov dans Limonov: La Ballade de Kirill Serebrennikov. Sa prononciation anglaise dans tout le film est incompréhensible, mais il interprète avec brio l’âme de ce personnage. 

Le Prix d’interprétation féminine a été décerné conjointement à Adriana Paz, Zoe Saldaña, Karla Sofia Gascón et Selena Gomez, dans le film de Jacques Audiard: Emilia Perez. Même si leurs performances étaient remarquables, mais j’ai déjà indiqué ma déception de ne pas avoir récompensé seulement l’émblouissante actrice transgenre, Karla Sofia Gascón, c’est pour moi une déception. Cette année aura d’ailleurs été riche en performances dans les rôles féminins. Je pense ainsi à Demi Moore, dans The Substance de Coralie Fargeat, difficile d’égaler sa performance stupéfiante!!! Tout comme les deux actrices danoises de La jeune femme à l’aiguille de Magnus von Horn, Victoria Carmen Sonne et Trine Dyrholm, qui ont donnés des performances tout aussi superbes et ont finalement été ignorées.

Dans l’ensemble, la sélection des films en compétition cette année ne fut pas un grand cru à mes yeux. Ce n’est qu’au dernier jour, avec Les Graines du figuier sauvage, qu’il y a d’ailleurs eu une véritable ovation des critiques. En raison de son caractère politique et peut-être d’une certaine condescendance, ce chef-d’œuvre n’a pas reçu la vraie reconnaissance qu’il méritait, ce qui est dommage. J’attends donc avec impatience le 78e Festival de Cannes en espérant que les performances cinématographiques de l’année prochaine dépasseront celles de cette année.

Chih-Yuan LIANG 

Prix de l’U.J.C.

Prix de l’UJC 2024

P.J. Maarek et Eva Bettan (ph. Yaffa Iron Kouts)

Judith Berlanda-Beauvallet (ph. B. Lorey)

Après son Assemblée générale annuelle, qui s’est tenue le 28 mars au matin, l’UJC a procédé à la remise de ses 19e prix annuels. Ils sont destinés à mettre en valeur les métiers du journalisme et de la critique cinématographique. Quatre prix ont été décernés:

• le Prix de l’UJC 2024, pour l’ensemble de sa carrière, à Eva Bettan (France Inter)

• le Prix de l’UJC 2023-24 de la jeune critique à Judith Berlanda-Beauvallet (Ecran Large, Demoiselles d’Horreur

le Prix de l’UJC 2023 du meilleur entretien ou livre-entretien à Murielle Joudet pour son livre Je ne crois qu’en moi, livre-entretien avec Catherine Breillat, et a été remis en son absence à Maxime Werner, représentant son éditeur, spécialisé dans le cinéma, « Capricci ».

• La Plume d’Or 2023 du journalisme de cinéma de la Presse étrangère en France, enfin, a été décernée pour la dix-huitième fois conjointement par l’UJC et l’Association de la Presse Etrangère au critique Julio Feo

• L’Association de la Presse Etrangère a ensuite remis son « Prix de la mémoire du cinéma » au compositeur Gabriel Yared, notamment récompensé par un Oscar pour la musique du Patient Anglais.

P.J. Maarek, Maxime Werner, Eva Bettan, Judith Berlanda-Beauvallet, Gabriel Yared et Gidéon Kouts (ph. Yaffa Iron Kouts)

Une Berlinale 2024 de transition

La 74e édition du Festival du Film de Berlin a été un peu vécue comme une transition. Transition entre deux directions, d’abord, puisque le tandem formé de Carlo Chatrian, à la Direction Artistique, et Mariette Rissenbeek, à la Direction exécutive, du festival, finissait son contrat en sachant à l’avance que Carlo Chatrian ne serait pas renouvelé — Mariette Rissenbeek prenant sa retraite. En effet, on savait déjà qu’une remplaçante avait été nommée, Tricia Tuttle, précédemment directrice du Festival du Film du London Film Festival organisé par le British Film Institute. Mais l’on savait aussi qu’une autre transition va se produire : la Ministre de la Culture allemande, Claudia Roth, qui avait œuvré pour ce changement, a incité à ce choix afin de repositionner le Festival pour lui donner une dimension plus « Hollywoodienne » en quelque sorte, et de faire en sorte qu’ainsi, il concurrence Cannes ou Venise.

Pour leur chant du cygne, du coup, les deux directeurs sortants avaient fait le choix de resserrer considérablement leur sélection, sans changer son orientation habituelle plutôt dirigée vers l’art et l’essai. Ils avaient sélectionné environ 200 films au total, soit à peu près la moitié de ce qui était le cas avant l’interruption due au COVID-19. Si la section compétitive était évidemment au complet, avec ses deux films par jour, les sections « Panorama » et « Forum international du jeune cinéma » étaient réduites — la section « Rencontres » comportant de toutes les façons par définition un nombre réduit de films.

La France et ses coproductions à l’honneur au palmarès 

Le jury présidé par la grande actrice Lupita Nyong’o décerna son Ours d’Or à une coproduction Franco-Sénégalo-Béninoise, Dahomey.  Il s’agit d’une œuvre d’actualité, puisque traitant d’un des grands sujets politiques internationaux actuels, la « décolonisation », avec la question de la restitution aux anciens pays colonisés de leurs œuvres d’arts exposées dans les musées de leurs anciens colonisateurs. Le Grand Prix du Jury alla à A traveler’s Needs, du réalisateur coréen Hong Sangsoo, dont Isabelle Huppert tient la vedette, une autre coproduction française, cette fois avec la Corée du Sud. Si l’on ajoute que le Prix spécial du jury fut décerné à L’Empire, de Bruno Dumont, on peut donc dire que le cinéma français a été gâté à Berlin !

Le festival avait été ouvert par la projection de Small things like these, de l’irlandais Tim Mielants, un autre film d’actualité, en somme, puisqu’il est centré sur la maltraitance pendant des années des adolescentes filles-mères en Irlande. Pour la plupart, pendant des décennies, elles ont été forcées à se cacher dans des couvents-prisons pendant leur grossesse, avant d’être obligées d’abandonner leurs enfants. On découvre dans ce film émouvant le sort d’une de ces jeunes filles à travers les yeux d’un personnage incarné par Cillian Murphy, la révélation d’Oppenheimer – d’ailleurs un tant soit peu sous-employé ici. 

Les acteurs à la fête !

Parmi les autres points forts de la compétition, on retiendra en particulier plusieurs performances d’acteur de belle qualité – sachant qu’à Berlin, il n’y a qu’une récompense « unisexe » pour les acteurs et les actrices, qui échut à Sebastian Stan pour sa performance – pourtant un peu caricaturale, nous va-t-il semblé — dans A different man, de Aaron Shinberg. Dans ce film, il interprète un malheureux atteint d’une maladie qui rend son visage monstrueux et qui veut être acteur d’une pièce de théâtre.

Le jury aurait ainsi pu tout aussi bien jouer du paradoxe et donner son prix unique d’interprétation au beau duo constitué de Rooney Mara et Raul Briones dans La Cocina, d’Alonso Ruizpalacios. Il nous transporte dans les coulisses des cuisines d’une usine à manger, un restaurant touristique de New-York. Cuisiniers et aides de toutes nationalités et souvent immigrés sans papiers s’y mêlent, travaillent ensemble, jouent, chantent et se heurtent, en un mélange bouillonnant que le réalisateur traduit en un charivari désopilant même si certes parfois un peu excessif.

On aura aussi beaucoup apprécié la belle performance de Liv Lisa Fries, la révélation de la série télévisée Babylon Berlin, qui interprète dans In liebe, eure hilde le personnage réel d’Hilde Coppi, résistante allemande au nazisme qui fut emprisonnée alors qu’elle était enceinte, puis exécutée après qu’on lui aie laissé le temps d’accomplir sa grossesse et d’accoucher. La réalisation de Andreas Dresen est certes relativement convenue, le film — forcément — sans surprise, mais Liv Lisa Fries y donne une belle performance de qualité et porte littéralement le film de bout en bout avec bonheur.

Encore une belle performance d’acteur, également, pour Gael Garcia Bernal, dans Another End de Piero Messina, film de science-fiction où il retrouve sa femme prématurément morte dans un accident de voiture grâce à une invention futuriste. Elle permet aux survivants de revoir à quelques reprises leurs morts comme s’ils étaient encore vivants… Bérénice Béjo y fait aussi une jolie composition, dans le rôle de la sœur du personnage principal.

Autres belles performances, enfin, celles d’un trio d’actrices cette fois – on aurait pu aussi leur faire partager le prix d’interprétation — pour Langue étrangère, de Claire Burger. Il s’agit de deux jeunes comédiennes, la française Lilith Grasmug et l’allemande Josefa Heinsius, et d’une vétérane, Nina Hoss, dans un rôle où elle semble se moquer d’elle même dans une prestation comique à l’opposé de ses apparitions récentes. Les deux jeunes filles, au départ forcées de se côtoyer du fait d’un échange entre lycées français et allemand, finissent par s’apprécier, puis s’aimer, malgré la mythomanie maladive de la jeune française, en une évolution toute en nuances et en tendres glissements judicieusement rendus par Claire Burger.

La section classique, encore et toujours

L’un des caractéristiques les plus plaisantes de la Berlinale pour les cinéphiles est la persistance d’une section dédiée aux films dits « classiques » — même si certaines programmations de la fin du siècle dernier semblent parfois un peu loin de ce terme. 

Le point d’orgue de cette sélection en 2024 aura été la magnifique projection de Kohlhiesels Töchter, l’un des tout premiers films d’Ernst Lubitsch, en 1920, accompagnée en direct par un orchestre de membres de la Berliner Philharmoniker sous la direction de Simon Rössler. Le film, inspiré par La mégère apprivoisée, de Shakespeare, et interprété par Henny Porten, l’une des grandes stars du cinéma muet allemand, fut ainsi transcendé par cet accompagnement musical qui bénéficiait d’une partition spécialement écrite par Diego Ramos Rodriguez.

Le marché du film à plein régime

Le Marché du Film berlinois, l’EFM, a fonctionné à nouveau à plein régime en 2024.  Acheteurs et vendeurs se sont bousculés dans les couloirs du Marriott et du Martin Gropius Bau bouillonnants d’activité où étaient localisés les stands. Unifrance occupait d’ailleurs un espace qui nous a semblé encore agrandi pour l’occasion, confirmant ainsi le retour incontestable de la profession à Berlin.

Il ne reste plus qu’à savoir ce que va faire du festival sa nouvelle directrice, Tricia Tuttle, dont on dit que Claudia Roth, la Ministre de la Culture allemande, lui a donné les pleins pouvoirs pour transformer la Berlinale 2025 à tous points de vue ! 

Philippe J. Maarek

La force de la « magie » du cinéma au Festival international du film de Rotterdam 2024

Qualité esthétique, complexité technique, maîtrise de la production et portée sociopolitique : de nombreux critères sont pris en compte pour récompenser un film. Pourtant, on pourrait penser qu’un jury composé de critiques de cinéma, le jury FIPRESCI, a une mission légèrement différente. N’étant pas des acteurs de l’industrie ou du marché de cinéma, mais des spectateurs et des écrivains spécialisés, des cinéphiles, les critiques sont en quête de films aux visions uniques et originales qui peuvent réfléchir sur le passé et avoir un impact sur le présent du cinéma. L’un des rêves des membres d’un tel jury serait donc de découvrir un film qui, malgré certaines faiblesses, partage leur passion pour le cinéma et inclut dans sa narration et sa structure une réflexion sur la nature, le rôle ou le statut du cinéma. Cette description pouvant s’appliquer à de nombreux projets, le film idéal serait également le produit d’une équipe créative relativement petite et pas encore établie, car ce sont les artistes jeunes ou inconnus qui bénéficieraient le plus de la valeur significative, mais néanmoins symbolique, du prix FIPRESCI. Pour le jury du Festival international du film de Rotterdam 2024, ce rêve est devenu réalité avec Kiss Wagon de Midhun Murali.

Le point de départ du film est une passion profonde, parfois même enfantine, pour la « magie » du cinéma. Selon sa biographie, le réalisateur indien fait des films depuis l’âge de quinze ans, mais son travail n’a jamais été remarqué. Ayant dû abandonner ses projets précédents à cause de la pandémie COVID-19, il a commencé à travailler sur un nouveau film sur la base d’une idée visuelle très simple : des silhouettes noires animées, en partie inspirées du théâtre d’ombres. Malgré leur apparence élémentaire (les silhouettes n’ont presque aucune caractéristique faciale), leur animation méticuleuse, qui consiste en plusieurs couches de dessins pour une seule image, aboutit à un résultat visuellement fascinant et les silhouettes se transforment en personnages uniques et mémorables. À cet égard, le jeu des voix est crucial. Le réalisateur et ses deux collaborateurs, Greeshma Ramachandran et Jicky Paul, animent plus de vingt personnages qui parlent un mélange d’anglais et de malayalam. En fait, le réalisateur étant également chargé du montage, du scénario et de la conception sonore, ce film épique de trois heures est le fruit du travail d’une équipe de seulement trois artistes.

Le récit du film est celui d’une résistance. Mountald est une société théocratique imaginaire où un obscur dirigeant exerce un contrôle étroit sur la population. Ilsa, le personnage principal, semble indifférente à la politique et travaille dans son propre service de livraison. Ses journées sont répétitives jusqu’à la visite d’une étrange inconnue qui lui confie une mission spéciale. Ilsa doit livrer un colis exceptionnel à un destinataire inconnu, et si elle échoue, les couleurs ne reviendront jamais dans ce monde. Cette métaphore visuelle, un monde noir qui s’oppose à un monde de couleurs, renvoie à un conflit idéologique familier où le conservatisme (en l’occurrence religieux) s’oppose au changement social et à la liberté (en l’occurrence sexuelle). Cependant, cette structure narrative habituelle est rapidement bouleversée, et le film s’ouvre vers toutes les directions possibles. Le film s’inspire de différents genres cinématographiques (tels que les films d’action, les road movies, les films policiers et les thrillers politiques), et, au cours de la livraison, Ilsa devra affronter la police et une armée de super-héros, s’unir aux militants et retrouver les bobines perdues d’un film qui pourrait changer le destin de cette société.

Murali se sert des techniques fondamentales du cinéma (montage, son, superposition des images) pour donner forme à une grande aventure qui traverse différentes temporalités. Plutôt que linéaire, le récit est construit sur une tension permanente entre des réalités alternatives, les rêves et la fiction. Le film devient ainsi un véritable spectacle multi-dimensionnel qui interpelle l’imagination des spectateurs et attire leur attention sur la force du cinéma à fasciner, inspirer, provoquer et même manipuler. Dans le récit du film, cette force artistique s’oppose à une autre force manipulatrice, celle de la religion, car la dimension spectaculaire des œuvres cinématographiques menace le spectacle religieux orchestré par les autorités de Mountald.  À travers ce conflit, Kiss Wagon affirme le pouvoir (politique) du cinéma, capable d’avoir un impact social.

D’autres films de la compétition Tiger du festival évoquent aussi la manière dont le cinéma peut influencer la réalité. Under a Blue Sun de Daniel Mann est un documentaire qui retourne sur le site du tournage de Rambo III de Peter MacDonald, les plaines du désert israélien où vivaient autrefois des bédouins palestiniens. En comparant les images actuelles du désert avec leur version cinématographique (dans Rambo III, cet endroit est censé être l’Afghanistan), le documentaire illustre comment le cinéma peut aussi devenir un outil idéologique et dialoguer avec les politiques coloniales. Le film se concentre sur passé du désert et de ses habitants et donne la parole à des voix rarement entendues, comme celle des bédouins autochtones dont la vie nomade a été radicalement modifiée par les conflits territoriaux qui ont éclaté dans la région après la création de l’État d’Israël.  

La force du cinéma est également centrale dans Me, Maryam, the Children and 26 Others de Farshad Hashemi, qui raconte l’histoire d’une femme iranienne solitaire qui loue sa maison à une équipe de cinéma pour quelques jours de tournage. Malgré sa distanciation initiale, elle finit par affronter et surmonter ses peurs en participant à la vie quotidienne du tournage. Alors que Under a Blue Sun révèle les idéologies impliquées dans la réalisation d’un film, Me, Maryam, the Children and 26 Others affirme que l’aspect social du processus cinématographique (les liens personnels formés entre des individus unis par une vision artistique) peut avoir un effet curatif sur les personnes tourmentées par la solitude. 

Les trois films évoqués se rejoignent dans leur ambition de questionner la nature et le rôle du cinéma, mais ils sont différents dans leur approche. Under a Blue Sun est plutôt explicite dans ses arguments, parfois décrits aux spectateurs en voix off, tandis que Me, Maryam, the Children and 26 Others est tout aussi direct dans sa vision. En revanche, Kiss Wagon parvient à dissimuler son « message » dans un voyage cinématographique fascinant qui provoque les sens des spectateurs autant que leur intellect. Son commentaire sur la place du cinéma est évoqué dans ses différents choix techniques et ancré dans une vaste histoire aux multiples facettes. En fin de compte, Kiss Wagon est un film sur notre amour du cinéma et notre foi la plus fondamentale et parfois naïve dans son pouvoir d’inspirer et de transformer non seulement des spectateurs individuels, mais la société dans son ensemble.

Antonis Lagarias

Sang neuf et ouverture au monde à Sundance !

Sous la houlette de Joana Vicente, CEO du Festival depuis 2021, l’édition 2024 du festival de Sundance, a livré un portrait précis et actuel du cinéma indépendant aux Etats-Unis et dans le monde.

Le millésime 2024 de Sundance a en effet mis en valeur nombre de nouveaux talents du cinéma indépendant américain, mais aussi international. Il a permis de voir des films prometteurs dans ses quatre sections compétitives : fiction et documentaire américains, et fiction et documentaires internationaux. La première richesse de Sundance est en effet de donner autant d’importance au documentaire qu’à la fiction. La seconde richesse de la manifestation, d’une certaine façon paradoxale, c’est sa forte sélectivité. On compte en effet « seulement » dix films dans chaque catégorie, ce qui permet une excellente focalisation sur les œuvres, par rapport aux centaines de films d’événements comme Berlin, Cannes, Venise ou Toronto, où l’attention des festivaliers est de ce fait plus diluée.

Une belle plate-forme pour les femmes cinéastes 

Une fois de plus, Sundance aura permis en 2024 l’émergence au premier plan de plusieurs femmes cinéastes prometteuses. Le Grand Prix du Jury des films de fiction américains a ainsi été décerné à un premier film subtil et d’une maîtrise remarquable, In the Summers. Sa réalisatrice, Alesssandra Lacorazza a d’ailleurs également reçu le prix de la meilleure mise en scène. Il faut dire qu’elle avait un véritable pari à remplir, salué par ce doublé de récompenses. Sans rupture de continuité autre que celle du temps qui passe, elle parvient à faire ressentir l’évolution émouvante en une dizaine d’années des relations entre un Latino-Américain, alcoolique ayant raté sa vie professionnelle et sentimentale, et ses deux filles. Comme il n’en a pas obtenu la garde après son divorce, elles ne viennent le voir qu’à quatre reprises au fil des années, durant l’été (d’où le titre du film). Quatre paires d’actrices se succèdent dans les quatre parties du film, avec une fluidité étonnante. La justesse du casting est rehaussée par la précision de la mise en scène par Alesssandra Lacorazza des rapports entre les quatre paires de petites filles, puis d’adolescentes, puis d’adultes, avec leur père — ce dernier d’une maladresse insigne et touchante. A chaque fois, très vite, l’état de la piscine à l’arrivée des jeunes filles, puis celui de la maison dont le père a hérité, donnent d’emblée le ton de la séquence. Ces plans servent astucieusement de repères par anticipation. La réalisatrice parvient même à mettre face à face sans heurts une ou deux actrices professionnelles, comme Sasha Calle, la révélation de la série télévisée Les Feux de l’amour, avec cet ensemble de jeunes actrices non professionnelles, sans oublier le surprenant interprète du rôle du père qui n’avait jamais vu un plateau de cinéma auparavant. Il reste évidemment à Alessandra Lacorazza à faire ses preuves à l’avenir dans des œuvres plus éloignées de son parcours personnel, mais la vision de In The Summers ne laisse guère d’inquiétude à ce propos !

Le Grand prix du meilleur film de fiction international revint également à deux femmes cinéastes, Astrid Rondero and Fernanda Valadez, pour le mexicain Sujo. Ce film mexicain, parfois quasi documentaire, retrace la vie d’un jeune garçon fils d’un sicaire, d’un homme de main, aux prises avec l’engrenage du gangstérisme et de la violence, après que son père ait été assassiné de façon horrible. Sujo est un peu victime de la comparaison avec l’excellent Sicario de Denis Villeneuve, que l’on a vu il y a quelques années. Le film ne surprend donc évidemment plus autant, mais une direction d’acteurs bien menée et un scénario habile montrent efficacement la presque inévitabilité du triste destin des personnages et emportent la conviction.

Plusieurs longs métrages de fiction dignes d’intérêt

Les films de fiction de qualité ne se sont pas limités aux deux grands prix, loin de là. Dans la section américaine, l’émouvant A Real Pain, de Jesse Eisenberg, a ainsi retenu l’attention, et a d’ailleurs valu à celui-ci le prix Waldo Salt du meilleur scénario. Pour son second long métrage en tant que réalisateur, Eisenberg, initialement connu comme acteur, réussit en effet à mêler humour et tragédie avec un grand doigté. Peu après la mort de leur grand-mère, deux cousins entreprennent un voyage en sa mémoire dans le village polonais où elle avait vécu avant l’invasion par les nazis. Mais les deux cousins, très proches lorsqu’ils étaient enfants, se sont éloignés. L’un (interprété par Jesse Eisenberg lui-même) s’est en somme embourgeoisé, avec femme et enfant, et ne pense qu’à revenir les retrouver. L’autre au contraire, perdu dans sa vie, et au comportement pseudo-juvénile, multiplie les frasques pour camoufler instinctivement son mal-être personnel – d’où le titre. Le sous-entendu, évidemment, d’autant plus fort qu’il n’est jamais nommé, est l’Holocauste, dont on devine qu’il a frappé les leurs. Drôle et émouvant à la fois, le film est en outre servi par le contraste que Jesse Eisenberg sait organiser entre les deux cousins. Le second est outre remarquablement incarné par Kieran Culkin, dans une prestation qui fait d’ailleurs penser à son travail pour le rôle de Roman Roy dans la série Successions.

Un premier film de qualité a rencontré moins de succès, en tous cas du côté du jury, Brief History of a Family, premier film du chinois Jianjie Lin. Partant d’une trame initiale relativement classique, Jianjie Lin parvient à renouveler le schème de l’intrus qui s’insère en douceur dans une famille, et devient de plus en plus menaçant. Cette fois, il s’agit d’un jeune adolescent, camarade de classe du fils unique d’un couple très à l’aise dans la société chinoise d’aujourd’hui. Orphelin maltraité, il s’introduit grâce à son ami dans le quotidien de la famille, et attire au départ la pitié des parents. Petit à petit, la mère voit en lui ce second fils qu’elle a dû avorter, quand la loi chinoise interdisait aux couples d’avoir plus d’un enfant, sous peine de perdre leur statut social. Au-delà de la bonne tenue de son sujet principal, la force du film vient des inserts visuels abstraits métaphoriques qui viennent accentuer ses temps fort sans nuire aucunement à son déroulement. Cela donne ainsi une modernité à Brief History of a Family que l’on n’attendait pas forcément au départ. On se doute en outre des précautions et des difficultés qu’il a fallu au cinéaste pour choisir en Chine aujourd’hui un sujet aussi politique que la question du contrôle des naissances. Jianjie Lin, un autre nom à suivre grâce à Sundance, décidément.

On pourra aussi retenir l’étonnant Kidnapping inc, pochade finalement tout à fait sérieuse du franco-haïtien Bruno Mourral. Il montre sous un aspect initial faussement déjanté comment le kidnapping et l’assassinat forment malheureusement aujourd’hui le quotidien de la vie à Haïti. 

Le cinéma documentaire toujours en force

Comme on y est maintenant habitué, Sundance présente dans ses deux sections dédiées au documentaire, l’américain et l’international, la quintessence du genre dans l’année écoulée. Du moins c’est l’impression que cela en donne, du fait de leur grande qualité générale et de leur diversité, géographique comme thématique.

Du côté des documentaires américains, le jury céda cependant à la facilité, il nous semble, en donnant son grand prix à Porcelaine War, de Brendan Bellomo & Slava Leontyev. Il a peut-être influencé par le succès mondial de Marioupol, la grande révélation documentaire de Sundance l’an dernier, et par le mouvement actuel d’aide en faveur de l’Ukraine dans de nombreux pays. Les deux coréalisateurs y mettent en valeur la parabole de l’art au défi de la guerre, en prenant comme sujet deux artistes ukrainiens, Anya Stasenko & Slava Leontyev. Spécialisés dans la confection d’objets en porcelaine minutieusement peints à la main, ils se retrouvent face à l’ogre russe du fait de la guerre. Le film est bien tenu et d’actualité, certes, mais de facture finalement assez conventionnelle. On lui aurait sans doute préféré Gaucho Gaucho. Ce film, tourné en un romantique noir en blanc, met en valeur les cow-boys argentins d’aujourd’hui en suivant en particulier les pas d’une jeune femme passionnée dont on suit la progression dans le métier. Deux documentaristes chevronnés, Gregory Kershaw and Michael Dweck, y participent de cette redécouverte en ce moment des métiers proches de la terre et de la nature, avec l’intelligente distanciation fournie par les belles images en noir et blanc qu’ils savent distiller. Le jury leur a donné un prix du meilleur son du fait de la qualité incontestable de leurs choix musicaux.

Photo de Maria Gros Vatne.

Quant aux documentaires internationaux, le jury décerna son grand prix à A new kind of Wilderness, de la documentariste déjà bien connue Silje Evensmo Jacobsen. Elle s’était au départ intéressée au blog d’une photographe norvégienne mariée à un Anglais, Maria Vatne. Le couple avait décidé, avec leurs trois enfants, d’un retour à la nature, en autosuffisance ou presque, dans une ferme en lisière de forêt. Mais la réalisatrice rencontra la famille alors que la photographe venait de décéder brutalement d’un cancer. Elle décida alors de tourner un documentaire sur la suite de la vie de cette famille – qui finit par devoir abandonner ce projet de vie, le mari ne pouvant y arriver seul. Quelques sobres plans formés de photos montrent au début du film en quelques minutes la fulgurante avancée du cancer de Maria Vatne. Puis la caméra de Jacobsen accompagne la tristesse du père, d’avoir perdu sa femme, bien sûr, mais de devoir au bout d’un certain temps abandonner ce qui fut leur projet commun. Cette ode à la nature, ce rejet de l’envahissement de la modernité dans la vie des familles et de l’éducation des enfants, font l’objet d’une mise en scène précise, attentive et patiente, marque du fort investissement de la réalisatrice.

Bien plus éloigné des préoccupations actuelles, Soundtrack to a Coup d’Etat de Johan Grimonprez a retenu à juste titre l’attention du jury par l’intelligence et l’originalité de sa forme, obtenant ainsi le “Prix spécial de l’innovation cinématographique”. Le film est consacré aux dernières années de la grande figure de l’indépendance du Congo belge, Patrice Lumumba. Il fut le premier et fugace Premier ministre du pays avant d’être assassiné peu après l’indépendance. Le film retrace son combat contre la Belgique, réticente à relâcher son emprise sur sa colonie, du fait des richesses minières qu’elle ne voulait pas abandonner. Ce combat de Lumumba est montré par John Grimonprez en mêlant de façon très originale son documentaire avec des clips et des illustrations sonores de grands chanteurs de jazz de l’époque. L’énorme travail de reconstitution historique et de recherches de documents d’archives audiovisuelles du film s’enchevêtre ainsi avec la bande sonore et les clips des musiciens. Les interventions à la tribune de l’ONU des grands leaders de la décolonisation de l’époque, Nerhru, Nasser ou Soukarno, s’entremêlent ainsi avec une réussite étonnante avec les airs les plus connus de Miles Davis, Abbey Lincoln ou Nina Simone et bien d’autres. Une vraie découverte et un vrai talent !

Parmi les documentaires internationaux, on retiendra aussi Agent of Happiness, qui vient du lointain Bhutan, au sud de l’Himalaya, de Arun Bhattarai and Dorottya Zurbó. Ils suivent avec empathie les pas d’un des 75 agents recenseurs du « Niveau de bonheur » de l’état du Bhutan, chargé de le mesurer en posant 148 questions à toute la population des villages qui lui sont alloués. Une vieille loi du pays impose en effet à son gouvernement d’assurer le bonheur de son peuple. Les réalisateurs savent entremêler avec tact le travail de cet homme et le suivi de sa vie privée peu facile, tout en nous faisant bénéficier de superbes images du périple, de vallée en vallée. On le voit en effet, avec un collègue, passer de village en village, pour poser ces questions qui nous semblent parfois un peu étranges, et sont supposées aider à mesurer le niveau de bonheur de la population du Bhutan. 

On signalera enfin au passage que la part de la France dans le festival aura été considérable. Plusieurs des films présentés étaient des coproductions franco-étrangères : Brief History of a Family, Sujo, Soundtrach to a Coup d’EtatKidnapping inc, que nous avons évoqués, et d’autres encore. Si Sundance a donc bien été en 2024 le lieu de rencontre du cinéma indépendant international, la France a donc bien aidé ! 

Philippe J. Maarek

NB: photos, courtesy of Sundance Institute (except A Real Pain, poster).

Décès d’Etienne Ballerini

Nous apprenons avec retard le décès d’Etienne Ballerini. Journaliste bien connu établi sur la Côte d’Azur, il avait de nombreux cordes à son arc, et notamment deux passions, le sport et le cinéma. Fusionnant ses passions et son métier, quant au sport, il avait ainsi longtemps collaboré à L’Equipe, et quant au cinéma, notamment au Patriote Côte d’Azur. Homme ouvert, extrêmement sympathique, membre et soutien de l’UJC dans sa région depuis notre création, c’était toujours un plaisir de deviser avec lui. Il est décédé paisiblement dans son sommeil en 2022 à l’âge de 76 ans, selon les informations que nous avons obtenues.

PJM

Le festival de Toronto 2023 aux prises avec les grèves à Hollywood

La 48° édition du Festival International de Toronto (TIFF, pour les habitués de l’acronyme anglais) aura été gênée par la grève des acteurs et des scénaristes hollywoodiens. Alors que son édition de l’année précédente avait été celle du retour à la normale, après deux épisodes réduits à cause de la pandémie COVID-19, cette grève a modifié l’équilibre qui fait la force habituelle du festival, entre films à grand public de stars hollywoodiennes et choix de films plus exigeants.

Cameron Bailey, depuis deux ans maintenant le seul dirigeant du festival, son  CEO, « Chief Executive Officer » et Anita Lee, la responsable en chef de la programmation, n’ont en effet pas pu cette année retrouver cet équilibre : comme les stars hollywoodiennes ne se seraient pas déplacées du fait de la grève, ils n’ont visiblement eu accès qu’à un choix réduit de films à grand public des Etats-Unis, les producteurs préférant décaler leurs sorties. Du coup, on peut se demander si la réputation de Toronto d’être le précurseur du palmarès des Oscars va se confirmer cette fois-ci ?

De facto, la sélection plus resserrée de Cameron Bailey (environ 220 films) a donc été plus orientée qu’à l’habitude vers les films d’art et d’essai ou de cinématographies en général peu représentées sur les écrans des salles canadiennes le reste de l’année. Cela n’a d’ailleurs pas eu d’influence sur le succès public du festival, les spectateurs habitués du TIFF de la ville de Toronto, l’une des plus cosmopolites du Canada, ayant en somme été contents de retrouver ainsi des films parlant à leurs racines sur de nombreux écrans de la manifestation. 

American fiction Prix du Public devant The boy and the heron !

Cameron Bailey avait fait le choix astucieux d’ouvrir la section « Gala » du festival par une œuvre très œcuménique, le nouveau film de Hayao Miyazaki, The boy and the heron, pour sa première internationale. Mais c’est un film de la section « Présentations spéciales », American Fiction, de l’américain Cord Jefferson, qui a été couronné par ce qui est en somme le prix le plus important, le prix du Public. Parmi les autres récompenses décernées par le festival, qui reste non compétitif sur le principe, sans jury ni compétition officielle, le prix FIPRESCI de la critique internationale fut décerné à Seagrass, de la canadienne Meredith Hama-Brown. Cette réalisatrice est un pur produit du festival de Toronto en somme, puisqu’elle avait été l’une des bénéficiaires en 2020 de son « Filmaker Lab », sorte d’équivalent de la résidence cannoise.

Enfin on notera le prix du meilleur film canadien décerné à l’un des galas, Solo, de la québécoise Sophie Dupuis. Un autre joli film canadien a aussi attiré l’attention, Les Jours heureux, de la québécoise Chloé Robichaud, qui met en scène une jeune cheffe d’orchestre finissant une année d’initiation à son métier auprès de l’Orchestre Métropolitain de Montréal. Son problème est d’arriver à se dépasser en transformant sa maîtrise de la technique en un véhicule d’émotions véritables – tout en gérant une vie sentimentale compliquée. Sophie Desmarais dans le rôle principal y fait une performance intéressante, d’avenir, qui sait ? 

Des performances d’acteurs… en leur absence !

L’absence des acteurs et actrices hollywoodiens et même d’autres pays, par solidarité avec les grévistes, aura d’autant plus frappé que plusieurs des films les plus populaires du festival comportaient de belles performances d’acteurs – ainsi absents des réjouissances. 

C’est ainsi que l’on n’a pas vu à Toronto Jessica Chastain, qui livre pour Memory, de Michel Franco, une nouvelle prestation magnifique toute en nuances et en émotions, en femme tombant amoureuse au mépris des conventions d’un homme prématurément atteint de la maladie d’Alzheimer – Jessica Chastain qui, à notre avis, aurait bien plus mérité le prix d’interprétation à Venise que son partenaire Peter Sarsgaard ! 

L’absence pour les mêmes raisons du quatuor d’actrices si glamour réuni par Kristin Scott-Thomas pour sa première réalisation, North Star, a évidemment frappé. Outre la réalisatrice-actrice elle-même, Scarlett Johansson, Sienna Miller et Emily Beecham, manquaient ainsi à l’appel du tapis rouge torontois pour cause de grève ! Certes basé sur un scénario un tant soit peu convenu, le film sait cependant parfaitement mettre en valeur cette belle distribution. Trois sœurs, dont la vie a pris des tournants bien différents, l’une star mondiale, l’autre première femme capitaine d’un porte-avions britannique, la troisième, femme au foyer, se retrouvent après des années pour le troisième mariage de leur mère. Mais l’on comprend vite que, orphelines des deux premiers maris de leur mère, deux aviateurs tués durant la Seconde Guerre Mondiale, elles en ont gardé un manque qui viendra petit à petit à jour au fil du film… Et puisque l’on parle de performance d’acteurs, il ne faut certainement pas oublier Ian McKellen, superbe en critique de théâtre vieillissant et réduit à conserver sa place grâce au chantage, dans The Critic, du britannique Anand Tucker.

Toujours du fait de la grève hollywoodienne, n’était pas non plus présente à Toronto Kate Winslet, qui assurait le rôle-titre de Lee, le film dû à la réalisatrice américaine Ellen Kuras inspiré de la vie de la grande photographe Lee Miller. On en attendait beaucoup, du fait de la redécouverte ces dernières années du parcours hors du commun de cette Américaine, au départ à la fois modèle et apprentie photographe de Man Ray — qui a composé pour elle certaines de ses plus belles photos de nus — puis photographe-reporter sur les pas de l’armée américaine de la Libération, et finalement anéantie mentalement par la vue de l’horreur des camps d’extermination nazis, au point de renoncer à son métier. Le film, sans doute handicapé par le choix d’une actrice d’âge mûr, qui ne pouvait pas interpréter de façon crédible Lee Miller face à Man Ray, a renoncé complètement à retracer même minimalement la première phase de sa vie. Il perd ainsi beaucoup, devenant la simple chronique banalisée d’une photographe de guerre.

Le cinéma français en vue

Du côté des professionnels, le stand d’Unifrance accueillit comme chaque année vendeurs et acheteurs français pour leurs négociations, et la réception organisée par l’organisme de promotion de l’audiovisuel français, appuyé par le consulat de France dans la ville, eut d’ailleurs un beau succès. Avec plus d’une quarantaine de films, le cinéma français était l’un des plus représentés à Toronto.

La palme d’or cannoise, Anatomie d’une Chute, de Justine Triet, eut un franc succès lors des séances publiques. En outre, des dizaines de journalistes et professionnels nord-américains ne purent entrer à la séance qui leur était réservée, archi-comble, et qui aurait largement pu être doublée! Même s’il avait déjà été primé à Cannes, Anatomie d’une Chute aurait d’ailleurs été mieux exposé dans la section Gala, nous semble-t-il. 

La Bête, l’attractive œuvre complexe et intrigante de Bertrand Bonello, dystopie montrant un futur dominé par l’intelligence artificielle qui semble de plus en plus proche, la réalité rejoignant la fiction, recueillit également de très nombreux suffrages favorables.

Si les cinémas du monde entier étaient donc bien représentées à Toronto, les cinématographies européennes ont d’ailleurs particulièrement marqué leur présence, notamment sous l’égide de l’European Film Promotion (EFP), qui regroupe efficacement la plupart des organismes de promotions nationaux d’Europe pour aider à leur diffusion dans le monde, en parallèle avec ceux-ci.


La popularité du festival auprès des Torontois, enfin, fut éclatante lors du premier week-end de la manifestation. La rue regroupant ses principaux lieux, la rue King,  devenue piétonne pour l’occasion, accueillit des milliers de badauds venus écouter des concerts improvisés ou non, accumuler les gadgets, et se gaver auprès des truck-food installés pour la circonstance en un bel événement joyeux !

Philippe J. Maarek

La Mostra 2023 : envers et contre tout

La 80e édition du Festival du Film de Venise qui s’est déroulée du 30 aout au 9 septembre sur le Lido, avait débuté en pleine crise grave pour l’industrie du cinéma avec la double grève de la guilde des scénaristes et de la guilde des acteurs entraînant la fermeture d’Hollywood, et l’interdiction faite aux acteurs de faire la promotion des films des studios pendant cette période. Pour la Mostra, qui a toujours été un haut lieu de glamour et de célébrités, on aurait pu craindre les conséquences négatives d’un festival privé d’un de ses grands atouts : le défilé  des grandes stars américaines habituellement  présentes pour faire la promotion de leurs films sur le tapis rouge, pour le plus grand bonheur d’un public fidèle agglutiné dès le matin devant le palais du Festival et d’une presse people avide d’interviews et de photos de célébrités. Mais,  en fin de compte, la qualité des films toutes sections confondues a largement compensé l’absence des stars. La grande diversité de genres, de cultures, et de voix, a confirmé une fois de plus le haut niveau du plus ancien festival de cinéma mondial.

Kathryn Hunter and Emma Stone in POOR THINGS. Photo by Yorgos Lanthimos. Courtesy of Searchlight Pictures. © 2023 20th Century Studios All Rights Reserved.

Parmi les 23 films en compétition, on trouvait des biopics ‘glamour ‘allant directement sur les plateformes de streaming, drames intimes et films abordant les grands thèmes de notre époque en passant par des histoires de tueurs à gages et autres excellents plaisirs pour grand public, comme Bastarden de Nikolaj Arcel. On en retiendra surtout Poor Things du réalisateur grec Yorgos Lanthimos, œuvre fantasque et baroque aussi audacieuse que joyeusement subversive aux images délirantes.  Acclamé avec ferveur aussi bien par la critique que par le public, il remporta sans surprise le Lion d’Or.   Puis, aux antipodes, il y a eu le drame écologique et poétique Evil Does Not Exist,  du réalisateur japonais Ryusuke Hamaguchi ,  situé dans une région isolée du Japon où des villageois se révoltent contre un projet de construction d’un camping de luxe,  qui a obtenu le Grand Prix du Jury et le Prix Fipresci de la critique internationale. 

Mais pour le directeur artistique de la Mostra, Alberto Barbera, les festivals «  ne sont pas des ghettos, où nous nous enfermons dans notre petit jardin de beaux films, mais une fenêtre qui s’ouvre sur les préoccupations contemporaines sur lesquelles il faut prendre position ». Si l’année dernière la Mostra avait ainsi mis en avant des films réalisés par des cinéastes ukrainiens et iraniens,  cette irruption du réel s’est manifestée cette année avec deux films qui nous ont confrontés avec la crise des réfugiés, l’un des problèmes politiques et humanitaires les plus brûlants de notre époque qui secoue et divise l’Europe. Deux films,  dont la forme et le fond ne peuvent être plus différents. 

Green Border, film de deux heures et demie en noir et blanc de la cinéaste polonaise chevronnée Agnieszka Holland, aux images saisissantes presque documentaires, nous amène dans les forêts sombres et marécageuses de la région frontalière entre la Pologne et la Biélorussie.  Il nous fait partager l’histoire poignante d’une famille syrienne et d’une femme afghane qui essayent de rejoindre l’Europe depuis la Biélorussie . Désespérés, blessés et affamés, ces prisonniers d’un jeu diplomatique cynique qui les dépasse, se retrouvent ballotés entre ces deux pays, sans cesse repoussés à travers les fils barbelés de part et d’autre par des garde-frontières appliquant sans état d’âme des consignes de push-back d’une brutalité sidérante, tandis qu’un groupe de militants et une psychologue polonais tentent  de leur venir en aide en prenant des risques considérables. 

Green Border, qui a reçu le prix spécial du jury, est un film en colère que l’on prend en pleine  figure comme un coup de poing , une critique virulente sans concession du racisme institutionnel et du cynisme de la politique polonaise. Il dévoile crûment des pratiques frontalières qui contrastent singulièrement avec  l’accueil généreux que les Polonais ont fait aux réfugiés ukrainiens. En effet, comme le rappelle Agnieszka Holland,  deux millions de personnes ont été accueillies depuis le début de la guerre en Ukraine mais chaque jour, des gens continuent de mourir encore à la frontière biélorusse. La réaction violente du vice-ministre de l’Intérieur polonais,  Blazej Pobozy, qualifiant le film de « calomnie dégoûtante qui déshonore ceux qui protègent leur pays »,  ne fut une surprise pour personne, d’autant que l’immigration est un thème central à l’approche des élections du 15 octobre, où le parti nationaliste, Droit et Justice (PiS), affirme que seul son gouvernement peut garantir la sécurité  des frontières.

Déjà sorti ,sur les écrans en Pologne, le film continue à faire des vagues puisque le pouvoir essaie à tout prix d’imposer que les projections soient  précédées d’une publicité spéciale sur les éléments manquants dans le film. De son côté, Agnieszka Holland a porté plainte contre le gouvernement, arguant que son film est une « tentative de donner une voix à ceux qui n’en ont pas ».


Alors que Green Border de Holland est une réponse spécifique à la crise des réfugiés cherchant à sauver leur vie qui se joue dans l’ombre et l’indifférence générale sur la frontière est de l’Europe, l’histoire des deux adolescents sénégalais que nous raconte l’italien Matteo Garrone dans IO Capitano est bien différente. 

Seydou (Seydou Starr), qui vit avec sa mère et ses sœurs, et son cousin Moussa (Moustapha Fall), rêvent de quitter leur maison de Dakar, au Sénégal, pour tenter leur chance en Europe.  Garrone prend soin de montrer que ces adolescents ne fuient pas la maltraitance, ni même la pauvreté. Ils mènent une vie bien remplie ; ils jouent de la batterie, font du football, et ont trouvé des petits boulots après l’école — ce qui leur permet d’économiser suffisamment d’argent pour financer leur projet. Ce voyage, préparé avec une insouciance désarmante, se transforme vite en un périple à la fois bouleversant et terrifiant.  Il les mène à travers le désert du Sahara, puis dans les prisons libyennes , lieux insoutenables, pour être vendu ensuite comme travailleur-esclave à un richissime Libyen, avant de pouvoir finalement embarquer sur l’un de ces bateaux  de fortune rouillées et surchargées,  envoyées sans scrupules vers les côtes italiennes et souvent à la mort par la mafia locale. 

Le sujet du film est  d’une actualité brûlante pour le public italien. C’ est un autre type de migration, lié à la démographie africaine et à la mondialisation — 70 % des habitants de l’Afrique subsaharienne ont moins de 30 ans. Ces adolescents de Garrone, dont l l’histoire est basée  intégralement sur des témoignages de jeunes migrants arrivés en Italie, ont accès aux réseaux sociaux, aux smartphones et à la télévision et ont donc une fenêtre constamment ouverte sur l’image d’une Europe idéalisée. D’après Garrone, quoi de plus naturel et compréhensible que cela leur donne envie de vivre dans un pays qui semble plus attrayant, au point d’être prêts à risquer leur vie pour s’y rendre.

Matteo Garrone, qui a reçu  le prix de la mise en scène, nous  livre un film urgent et important de par son inversion du regard sur les jeunes migrants qui échouent sur les rives de l’Europe ; un rarement abordé au cinéma dans une fiction. Cependant, la bande-son pop et les images parfois trop magnifiques et léchées comme celle d’une femme morte de soif dans le sable scintillant du désert qui s’élève soudain comme un ange pour planer au-dessus de Seydou, une image qui laisse songeur et nuit un peu à  l’authenticité du récit. 

« Je ne donne pas de réponses », explique Garrone, « je raconte l’histoire de leur voyage et j’essaie de laisser le public vivre subjectivement leur expérience émotionnelle. Après cela, c’est aux spectateurs de tirer leurs propres conclusions ».  

Il sera intéressant de voir l’accueil que le film va recevoir en Italie, pays en pleine crise migratoire. Le récent  afflux massif de nouveaux migrants sur l’île de Lampedusa suscite des débats houleux à l’échelle européenne et a déjà déclenché un durcissement de la position du gouvernement d’extrême-droite de Meloni face à l’immigration. Il est piquant de noter que c’est précisément dans ce contexte que l’Association nationale italienne des industries cinématographiques (ANICA) a choisi, le 20 septembre dernier, le film Io Capitano de Matteo Garrone pour représenter l’Italie aux Oscars dans la catégorie du meilleur film international,  justement parce que  le film incarne « le désir universel de recherche de la liberté et du bonheur. »

Comme chaque année, il y a eu à Venise un ‘buzz’ engendré et diffusé à souhait par toute la presse internationale. Cette année c’était l’invitation donnée aux ‘hommes à abattre’ – Woody Allen, Roman Polanski et Luc Besson qui a déchainé les gardiennes du temple du néo-féminisme et attiré la foudre sur la tête du directeur artistique de la Mostra.

Une polémique qui a laissé Alberto Barbera de marbre. Toujours droit dans ses bottes il a déclaré : « Je ne suis pas un juge à qui l’on demande de se prononcer sur le mauvais comportement de quelqu’un. Je suis un critique de cinéma, mon travail consiste à juger la qualité de ses films. Il faut faire la distinction entre l’homme et l’artiste. Mais bien sûr, c’est une situation très difficile. » Et de rappeler que d’ailleurs ni Besson ni Allen ont été déclaré coupable la justice.  

A la Mostra, Barbera est loin d’être le seul à défendre cette position. Ainsi, Woody Allen a été applaudi avec enthousiasme par ses fans lors de son arrivée sur le Lido, éclipsant une petite quinzaine de manifestants torse nu venus dénoncer la « culture du viol » supposée du festival. 

Même la projection de presse de son 50e  film,  Coup de Chance, présenté hors compétition, fut accueillie avec la plus grande bienveillance et de grands éclats de rire. Il faut dire que cette comédie  légère et jouissive autour d’un triangle amoureux avec un dénouement de choc, qui a déclenché une salve d’applaudissements, fut un véritable bouffée d’air frais plus que bienvenu. 

Et pour un moment, Woody Allen a fait oublier la fatigue engendrée par le système de réservation en ligne, où des algorithmes aussi opaques qu’incompréhensibles ont désormais remplacé le libre choix du journaliste pour réguler, trier et contrôler l’accès aux salles. Ce qui plombe quand même l’ambiance du festival et les conditions de travail des journalistes. Et révolte bon nombre de critiques, habitués du festival depuis très longtemps, qui regrettent avec nostalgie le monde d’avant, où il suffisait de montrer son accréditation pour accéder librement aux projections de presse, et où l’attente dans la queue devant les salles était même un moment de convivialité agréable pour discuter entre collègues et amis.  Or, cette année, pour faire face à l’afflux sur le portail de réservation et « afin de ne pas pénaliser ceux qui allaient assister aux premières projections du matin, l’heure d’ouverture du site de réservation en ligne a été avancée à – 6h30 du matin, ajoutant encore un brin de masochisme à l’exploitation d’une bonne partie des critiques indépendants qui travaillent déjà à perte en payant de leur poche leurs frais de séjour et de voyage. » 

Malgré toutes ces griefs, une fois le festival terminé, on pense déjà à la prochaine édition. La Mostra, c’est un peu comme une addiction – en plus de son programme d’une grande richesse renouvelée année après année, son site singulier, niché sur le Lido en plein milieu de la lagune vénitienne et son ambiance si particulière offrent des moments de pur bonheur que l’on aura du mal à ressentir à Cannes et encore bien moins à Berlin… 

Barbara Lorey de Lacharrière

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