Le monde du cinéma se bouscule à Toronto!
D’année en année, le Festival International du Film de Toronto (TIFF) prend un peu d’ampleur supplémentaire et semble décidément ne pas pouvoir s’arrêter de croître. Plus que jamais, il a marqué les esprits en 2013 : les professionnels du cinéma du monde entier se bousculent désormais pour être présents à ce qui est devenu clairement le principal rendez-vous cinématographique de la seconde partie de l’année… sans compter l’engouement du public, toujours aussi assidu en de longues queues tout au long des trottoirs de la ville.
Piers Handling, le directeur de la manifestation, qui maîtrise depuis de longues années cette croissance avec l’aide de Michelle Maheux, Directrice exécutive, et Cameron Bailey, Directeur artistique, peut être satisfait. Une fois de plus, il a réussi à maintenir un équilibre a priori improbable entre l’internationalisation du Festival, son côté populaire et son côté professionnel, attirant aussi bien les oeuvres d’art et d’essai que les « blockbusters » hollywoodiens, les cinéphiles que les professionnels de l’achat-vente de films. Plusieurs films importants ont même dédaigné l’invitation du Festival de Venise pour ouvrir à Toronto en première mondiale, ce qui n’est pas peu dire.
Grâce à son public nombreux et chaleureux, Toronto sert de longue date de rampe de lancement aux premiers concurrents des Oscars, et 2013 n’a pas fait exception à la règle. Il fallut ainsi ajouter en urgence des projections pour les professionnels pour Gravity, qui a clairement confirmé le talent d’Alphonso Cuaron, dont la maîtrise de la 3D ne semble être égalée que par James Cameron et son Avatar. Gravity confirme aussi que Sandra Bullock, à 49 ans, non seulement maintient son statut de star, mais que sa prestation, toute d’énergie et d’animalité maîtrisée devant la peur de l’immensité sidérale où elle apparaissait perdue est bien partie pour se faire donner l’Oscar de la meilleure actrice.
Un des autres événements du Festival fut la première mondiale de «12 years a slave, où Steve McQueen, après Hunger et Shame, a réaffirmé qu’il était décidément l’un des grands réalisateurs du moment. Il y porte à l’écran l’histoire authentique d’un musicien affranchi noir enlevé en 1841 et réduit en esclavage pendant douze ans. Meilleur film, meilleure mise en scène, meilleure interprétation pour Chiwetel Ejiofor ou Michael Fassbender, les Oscars possibles sont nombreux pour ce film remarquable qui emporta d’ailleurs l’une des seules récompenses de ce festival non compétitif, le « Prix Blackberry du Public ». L’un de ses dauphins fut Prisonners, premier film « hollywoodien » du québécois Denis Villeneuve, l’auteur remarqué d’Incendies, auquel certains préférèrent d’ailleurs son… second film présenté au sein du Festival, Enemy. Jake Gyllenhaal y assume magistralement un double rôle face à Mélanie Laurent, au sein d’un Toronto filmé par Villeneuve de façon à donner une présence forte à son architecture aux gratte-ciels en croissance quasi-permanente, en des vues aériennes aux angles inédits et aux tonalités accordées à celles des personnages.
Mais le festival de Toronto ne s’arrête pas aux sections « Gala, Maîtres, et Presentations Spéciales » et aux « locomotives » nord-américaines, ni à la présence de dizaines de stars pour un film ou un autre, de Sharon Stone à Nicole Kidman ou Mathew McConaughey. Près de 400 films y furent projetés au total, et les foules y furent aussi nombreuses pour les œuvres d’auteur en provenance du monde entier projetées dans les sections « Découvertes», ou « Cinéma Mondial Contemporain », sans compter les plus ésotériques « Longueurs d’Ondes » ou « Avant-Garde », et la populaire section « Folie de Minuit »; Colin Geddes continue avec bonheur à y faire venir films d’horreur ou de « Série B » soigneusement sélectionnés, qui côtoient ainsi « blockbusters » et films « d’art et d’essai » dans le programme.
La Fipresci valide d’ailleurs ce dernier aspect par la présence de son jury de la critique internationale. Il a décerné deux prix, l’un dans la section « Présentations spéciales » à Ida, du polonais pawel Pawlikowski, et l’autre dans la section « Découvertes » à The Amazing Catfish, de la mexicaine Claudia Sainte-Luce. On rappellera, enfin, que par exception à la règle générale, un « vrai » jury siège pour décerner un prix au meilleur film canadien, qui revint cette année à Shayne Ehman et Seth Scriver pour leur film d’animation Asphalt Watches.
La délégation française, forte de près de 40 films fut guidée par Unifrance dont la nouvelle Directrice Générale, Isabelle Giordano, fût l’hôte de ce qui est sans doute la réception la plus courue par les acheteurs et vendeurs. Si l’on put voir à Toronto la Palme d’Or de Cannes cette année, La Vie d’Adèle, rebaptisé Blue is the warmest color pour les anglo-saxon, puisque le Festival n’est pas compétitif, c’est Quai d’Orsay de Bertrand Tavernier qui fut la tête de file des films à nos couleurs. Son adaptation grinçante et souvent très drôle du roman et de la BD homonyme marque une vraie évolution pour un cinéaste dont on ne savait pas qu’il cultivait autant l’humour. Elle reste toutefois peut-être moins forte pour un public ne sachant pas qu’il s’agit d’une allusion au passage de Dominique de Villepin au Ministère des Affaires Etrangères.
Quant aux professionnels, ils ont attesté de la reprise économique incontestable en Amérique du Nord depuis la Crise de 2008 par quelques records dans les montants de leurs achats, dans un Festival qui est tout de même un Marché du Film sans le revendiquer… En particulier, on retient les 7 millions de dollars versés pour les droits en Amérique du Nord du film de John Carney Can a Song Gave Your Life ? où Mark Ruffalo donne avec son charme bourru coutumier la réplique à une Keira Kneightley attachante dont on ne savait pas qu’elle avait aussi des talents de chanteuse. De nombreux ateliers de travail étaient d’ailleurs organisés à l’intention des professionnels par le festival, ou par des organismes comme European Film Productions, qui réunit les société d’aide à l’exportation européennes. Ce dernier a réuni pendant trois jours une vingtaine de producteurs européens et canadiens dans le but de favoriser l’émergence de nouvelles coproductions entre les deux cotés de l’Atlantique. Yaël Fogiel, des « Films du Poisson », y représentait la France.
Le Festival a bénéficié, comme depuis deux ans, d’un quartier général où il dispose de plusieurs salles, l’immeuble du « Bell Lightbox », et s’est encore agrandi en 2013 d’une grande salle voisine, le théâtre « Prince Edward », accroissant ainsi sa capacité d’accueil du public… et des paparazzis. Ceux-ci durent se livrer sans arrêt à des choix cornéliens puisque cette salle est tacitement devenu d’emblée un troisième lieu quotidien de galas, avec l’immense « Roy Thomson Hall » et l’ « Elgin ». Pas d’escalier comme à Cannes, certes, mais trois fois plus de « grands événements » chaque soir !
Il est vrai que le festival est devenu l’étendard de la ville de Toronto, en tous cas l’un de ses pôles les plus attractifs pour la réputation de la ville, ce qui lui vaut d’être soutenu par de nombreuses grandes entreprises mécènes : la Banque Royale du Canada lui a même dédié une carte « Visa » avec un amusant visuel dédié ! Grâce à la pérennité due à son installation dans ses locaux, TIFF se prolonge maintenant toute l’année pour les habitants de la ville : on verra cet automne une exposition inédite sur l’univers de David Cronenberg, sans compter une programmation de films tout au long de l’année dans les salles du « Bell Lightbox ».
Philippe J. Maarek
Cartes « Vertes » pour 2014
La campagne 2014 pour le renouvellement ou l’octroi des cartes « vertes » de critiques de cinéma permettant l’accès des journalistes et critiques de cinéma est ouverte. Les dossiers doivent parvenir avant le 30 novembre au secrétariat de la Commission, assuré par le groupe Audiens sous l’égide de la Fédération Nationale des Critiques de la Presse Française (voir rubrique « La Profession »)
Avis de beau temps sur la lagune vénitienne
Entre créateurs aptes à imposer leur vision du monde et illustrateurs au talent plus que louable, cette 70e Mostra est un grand cru. Trois titres nous ont particulièrement marqués.
Dans cette 70e Mostra, plusieurs titres ont pour nous de très loin mené en tête une course plus divisée que jamais entre poids lourds et chevau-légers, entre créateurs aptes à imposer leur vision du monde et illustrateurs dont on peut à l’occasion louer le talent. Parmi les premiers il convient d’en isoler un, seul parvenu à explorer avec succès la voie de l’imaginaire contre celle de la réalité, l’onirisme à la Fellini et à l’occasion à la Kubrick dont il témoigne, relevant d’une extrapolation futuriste qui rejette moins la prise en compte de notre société que la négation de cette dernière. Il s’agit de Terry Gilliam qui, dans The Zero Theorem, s’interroge une fois de plus sur le sens de la vie, avec une acuité philosophique grotesque proche de celle qu’il avait portée à son apogée il y a trente ans dans Brazil. L’auteur lui-même insiste sur le fait que seule la mise à jour du regard et l’évolution de la société justifient d’avoir réinvesti ce classique. On retrouve dans ce budget modeste, même si chaque image est une source d’invention et de créativité qui met en valeur un Christoph Waltz méconnaissable, les figures symboliques de la jeune femme blonde qui suscite le désir (Mélanie Thierry), qu’elle soit réelle ou issue du monde virtuel des clics sur le clavier, et celui de l’ordonnateur de l’ordinateur (Matt Damon).
À l’opposé stylistique de The Zero Theorem, le film qui nous a le plus impressionné est l’Autre Heimat, chronique d’une vision, d’Edgar Reitz bien sûr (hors compétition). On croyait que Reitz en avait fini avec sa chronique du village de Schabbach développée en 1984 sur 929 minutes, travail prolongé en 1992 sur 25 heures et 32 minutes, puis en 2004 sur 10 heures et 58 minutes, mais nous étions à terme. L’histoire aux 140 personnages principaux et 5 000 figurants de ce petit village du Hunsrück, en Rhénanie, qui commençait au lendemain de la Première Guerre mondiale, nous avait conduits en 1982 et il n’y avait plus rien à raconter. Patatras ! Avec ce nouveau titre, Edgar Reitz nous fait le clou du « prequel », qui consiste à raconter ce qui s’est passé avant là où le « sequel », la suite donc, raconte ce qui s’est passé ensuite. Pendant quatre heures de projection, nous voici à nouveau sur les mêmes lieux, cette fois au milieu du XIXe siècle dans une Allemagne ravagée par la pauvreté et le despotisme alors que l’espoir des habitants repose pour nombre d’entre eux sur l’émigration en Amérique du Sud, celle de deux frères étant au centre de l’intrigue. Le noir et blanc est somptueux et l’intrigue passionnante. On reste sans fin saisi par le talent du cinéaste… comme nous l’étions depuis des dizaines d’heures de projection et plusieurs décennies de conception.
Parlons aussi de cette réussite qu’incarne Stephen Frears avec Philomena. Judi Dench, dont le rôle sent le prix d’interprétation, y incarne cette femme qui « fauta » jeune fille et se vit retirer son enfant par des religieuses irlandaises en 1952. Elle ne cessa de tenter de le retrouver. Touchant, juste et totalement réussi.
Jean Roy