77e Festival de Cannes 

L’effet polarisant de la Palme d’Or, une année particulière au sein du jury FIPRESCI 

Le Jury FIPRESCI – L’auteur, 5e à partir de la gauche – Ph. Mohamed Hamed

Le 77e Festival de Cannes a représenté un grand honneur et une reconnaissance pour moi. J’y ai représenté l’Union des Journalistes de Cinéma et la France, en tant que critique de cinéma taïwanais, mais vivant en France, au Jury du Prix Fipresci de la critique internationale, pour la compétition officielle.

Le travail du jury cette année était vraiment difficile. Bien qu’il y eût plusieurs bons films, nous ne pressentions aucun chef-d’œuvre capable d’être véritablement lauréat du Prix Fipresci. Nous avons dû attendre jusqu’au dernier jour des projections officielles pour pousser un soupir de soulagement. Ce n’est qu’à la veille de la cérémonie de clôture du Festival, que nous avons pu voir le dernier film de Mohammad Rasoulof. Ce grand cinéaste condamné dans son pays, a dû fuir l’Iran à travers l’Allemagne jusqu’en France. Après que son dernier film Les Graines du figuier sauvage ait été présenté en séance officielle, nous avons vite conclu qu’il s’agissait d’une œuvre majeure pour la Fipresci.

La sélection officielle des films en compétition comprenait une riche variété de genres. Mais la présidente du jury cette année, Greta Gerwig, l’actrice et réalisatrice germano-américaine, auteure du blockbuster commercial le plus vendu au monde de l’année dernière, Barbie, nous a donné l’impression d’avoir favorisé son compatriote, la Palme d’or ayant été décernée à Anora de l’Américain Sean Baker. C’est un bon film, intéressant, séduisant par certains côtés, mais sur lequel j’ai des réserves et ce n’est pas pour moi une Palme d’or.

Autre lauréat cette année, Emilia Perez, une comédie musicale au thème pointu, de l’ancien lauréat de la Palme d’or, le Français Jacques Audiard, était également un film très attendu. Au final, même s’il n’a remporté que le prix du jury, les quatre actrices du film ont partagé le Prix d’interprétation féminine, en particulier l’actrice transgenre Karla Sofia Gascón qui incarne le personnage d’Emilia Perez. Sa performance mérite d’être récompensée, mais je pense que si le jury avait osé, elle aurait du être primée seule, car son interprétation est surprenante. Née dans le corps d’un garçon pour être maintenant une sublime femme, elle est l’âme du film et si elle avait remporté le prix seule, ç’aurait été vraiment marquant et courageux.

Nous avons longuement débattu de ces deux films, mais nous avons finalement préféré à tous égards Les Graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof. J’y reviendrai.

La vague de #MeeToo agite beaucoup le milieu du cinéma, le Festival de Cannes se doit à juste titre de la soutenir. Or cette année l’un des grands thèmes a justement porté sur le corps des femmes, dans tous ses états, parfois ultra-sexy, comme pour attiser l’envie des hommes, certains films nous montrant non seulement l’extérieur mais aussi l’intérieur du corps féminin, tout ça pouvant paraitre un peu contradictoire. Cette lutte parviendra j’en suis sûr à rendre le cinéma plus juste et plus fort.

Une analyse des principaux films primés

Il y a eu au total 22 films officiels en compétition cette année. Hormis mes doutes personnels et réserves sur la Palme d’or, les autres films primés me semblent tous avoir mérité leur récompense. 

Anora de Sean Baker a en fait un thème très intéressant. Cependant, la mise en scène du réalisateur dans la première moitié du film ressemblait trop à celles des films commerciaux américains. Les scènes d’un jeune homme qui vient d’une famille oligarque russe s’amusant avec des strip-teaseuses et des prostituées étaient trop longues. Heureusement, dans la seconde moitié de l’histoire, toute l’intrigue change radicalement. Fianlement, le film combine avec succès un aspect commercial et son appartenance au cinéma indépendant créatif, mais j’ai personnellement le sentiment que sa Palme d’or semble manquer de prestige !

Le Grand Prix du jury a été remporté par All we imagine as light de la jeune réalisatrice Payal Kapadia. Il s’agit du premier film indien sélectionné pour la Compétition de Cannes depuis plus de 30 ans. L’histoire est celle de deux infirmières d’hôpital qui cohabitent, leurs mondes quotidiens et intérieurs sont très contrastés. Les vies futures qu’elles imaginent sont très différentes, mais elles doivent affronter leur vie future ensemble, à la fois cruelle et sensible. Le film commence à Mumbai, la ville la plus peuplée d’Inde et la septième plus grande ville du monde, nous permettant de plonger dans cette métropole est bruyante et animée, avec ses métros bondés et ses rues surpeuplées de l’Inde moderne. Lentement la vie s’épuise, et comme un long fleuve tranquille, elle va et vient constamment entre vie matérielle et vie intime sans réelle évolution. On comprend qu’elles n’ont pas d’autre choix possible.

Le Prix de la mise en scènea été décerné au Grand Tour du Portugais Miguel Gomes. L’esthétique du film en noir et blanc, entrecoupé d’images en couleurs, est unique et parfaite, avec des décors réels et en studio. L’histoire remonte à 1918, lorsque les puissances européennes occupaient et se partageaient plusieurs pays asiatiques. Le fonctionnaire britannique en poste au Myanmar s’est enfui, laissant sa fiancée, alors qu’il était sur le point de l’épouser. Elle décide de le poursuivre à travers l’Asie-Pacifique. Nous découvrons ainsi les coutumes, les habitudes et les différentes langues des pays asiatiques à cette époque. Malheureusement, nous les voyons avec les yeux du réalisateur portugais, qui donne parfois l’impression de composer des anciennes cartes postales, magnifiques, mais peu réalistes, en vrai, en tous cas pour des Asiatiques, ce qui est dommage.

 Emilia Perez de Jacques Audiard, a obtenu le Prix du Jury, qui semble une bien petite récompense, éclipsée par le Prix d’interprétation féminine reporté par toutes ses actrices, certes un double prix rare à Cannes. Il s’agit d’une œuvre aux thèmes transgenres pointus qui explore également la question des gangs politiques mexicains. J’ai admiré, au-delà l’atmosphère meurtrière dressée pour le protagoniste, l’utilisation très intelligente du chant et de la danse pour atténuer l’atmosphère tendue. Les superbes performances de toutes les actrices rendent ce film encore plus brillant.

Le Prix du meilleur scénario, remporté par The Substance, de l’actrice et réalisatrice française Coralie Fargeat, m’a semblé empreint d’un style très publicitaire. Bien qu’il ait reçu de nombreux éloges après la projection officielle, on en vient à se demander s’il n’est pas uniquement fait pour attirer le regard de machos voyeurs. Il y a trop d’images en gros plan de femmes très peu vêtues, mais c’est bien sûr aussi le thème de l’histoire du film. Il rappelle fortmenent la comédie fantastique d’humour noir de Robert Lee Zemeckis, Death Becomes Her, il y a déjà trente ans. Mais ce nouveau travail à l’aide d’images numériques ajoute une couche supplémentaire de progrès et d’évolution dans la science-fiction !

Notre grand favori pour la Palme d’Or: Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof a reçu des ovations après la projection officielle, mais, à la surprise générale il n’a donc reçu qu’un Prix spécial, créé pour l’occasion !! Il est centré, dans l’Iran contemporain, sur un père d’une famille de deux filles qui vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran, au moment même où un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Ce film est construit en deux parties. Une première partie d’environ deux heures, essentiellement à huis clos et tournée avec des paroles et des images de vidéos filmées. Et la deuxième partie prend la direction, très inattendue d’un vrai thriller, aussi implacable que riche en métaphores. Les images des manifestations et leur répression, filmées au téléphone, sont capitales et au cœur de l’intrigue. Ces authentiques documents transforment la fiction comme ils brisent l’apparente harmonie de la famille, entre le père et les filles, abîmant de plus en plus leurs relations jusqu’au point de non retour. Il est dommage que ce film, favori des critiques du monde entier, n’ait reçu qu’un Prix spécial en raison de la persécution politique dont son auteur est l’objet. Cela m’a semblé vraiment insatisfaisant.

Une fois le palmarès du festival proclamé, certains jugeront, comme souvent que des œuvres ont été mal récompensées, comme Limonov: La balade, que j’aime bien personnellement, de l’excellent réalisateur russe Kirill Serebrennikov. C’est peut-être dû à son sujet lui-même, Limonov, cet écrivain russe hautement controversé. Le film est entièrement en anglais, ce qui nuit incontestablement à sa qualité et à sa vraisemblance. Cet homme sulfureux rêve d’être reconnu comme un génie littéraire, ou comme un homme politique révolutionnaire visionnaire, ou encore comme victime d’une agression ou d’un meurtre très médiatisé. Dans ses romans largement autobiographiques, il décrit avec audace sa « camaraderie » et ne craint pas d’affirmer que les poètes russes aiment avoir des relations sexuelles avec les noirs, ce qui, dans le contexte de l’époque ne manquait pas d’un certain courage.

L’autre œuvre que j’ai appréciée est le film danois La Fille à l’aiguille, du réalisateur suédois Magnus von Horn, qui vit à Varsovie. L’histoire commence comme un film documentaire qui suit des ouvrières d’usine et un protagoniste inattendu. Mais les rebondissements de l’intrigue sont infinis, ou presque, et créent une situation de panique, comme un thriller noir. Le contraste net des images en noir et blanc renforce l’atmosphère urgente de l’intrigue, ce n’est pas un grand film, mais le réalisateur nous montre ses qualités, un jeune cinéaste à suivre.

Le Prix d’interprétation masculine a été décerné à l’acteur américain Jesse Plemons pour Kinds of kindness du réalisateur grec Yorgos Lanthimos. Il y incarne trois personnages différents dans trois histoires différentes. Cependant, dans ce film découpé en trois rôles, il semble difficile de bien apprécier ses qualités d’acteur… Personnellement, je préfère l’acteur britannique Ben Whishaw qui joue Limonov dans Limonov: La Ballade de Kirill Serebrennikov. Sa prononciation anglaise dans tout le film est incompréhensible, mais il interprète avec brio l’âme de ce personnage. 

Le Prix d’interprétation féminine a été décerné conjointement à Adriana Paz, Zoe Saldaña, Karla Sofia Gascón et Selena Gomez, dans le film de Jacques Audiard: Emilia Perez. Même si leurs performances étaient remarquables, mais j’ai déjà indiqué ma déception de ne pas avoir récompensé seulement l’émblouissante actrice transgenre, Karla Sofia Gascón, c’est pour moi une déception. Cette année aura d’ailleurs été riche en performances dans les rôles féminins. Je pense ainsi à Demi Moore, dans The Substance de Coralie Fargeat, difficile d’égaler sa performance stupéfiante!!! Tout comme les deux actrices danoises de La jeune femme à l’aiguille de Magnus von Horn, Victoria Carmen Sonne et Trine Dyrholm, qui ont donnés des performances tout aussi superbes et ont finalement été ignorées.

Dans l’ensemble, la sélection des films en compétition cette année ne fut pas un grand cru à mes yeux. Ce n’est qu’au dernier jour, avec Les Graines du figuier sauvage, qu’il y a d’ailleurs eu une véritable ovation des critiques. En raison de son caractère politique et peut-être d’une certaine condescendance, ce chef-d’œuvre n’a pas reçu la vraie reconnaissance qu’il méritait, ce qui est dommage. J’attends donc avec impatience le 78e Festival de Cannes en espérant que les performances cinématographiques de l’année prochaine dépasseront celles de cette année.

Chih-Yuan LIANG