Panorama du cinéma européen d’Athènes

And the winner is …

Du 21 au 27 Novembre 2024 se déroulait à Athènes le 37ème Panorama du Cinéma Européen, festival mené de main de maître par le vétéran de la critique grecque, Ninos Mikelides et son équipe. J’étais le représentant de l’UJC au sein du jury FIPRESCI de ce rassemblement annuel.

Onze long-métrages en provenance de neuf pays d’Europe y étaient proposés en compétition. Un bref aperçu statistique sur cette sélection donne en donne d’emblée quelques orientations apparentes, en tous cas :
– on y trouvait 3 films en noir et blanc, soit plus d’un quart, une surreprésentation dans le cinéma d’aujourd’hui.
– 6 propositions, donc plus de la moitié, avaient pour personnage central un ou des enfants subissant les conséquences de drames causés par des adultes.
– 3 comédies faisaient partie du lot. Attention, il ne s’agissait pas de grosses farces, mais plutôt de récits évoluant dans le genre comédie dramatique.
– 2, voire 3 films louchaient vers le récit d’anticipation
– 4 évoquaient l’exil, subi ou volontaire.

Parlons en détail de l’heureux élu de cette sélection, Quiet Life, du réalisateur Alexandros Avranas, puisqu’il a reçu notre prix, le Prix FIPRESCI de la Critique Internationale. 

Une vie tranquille ? Pas si sûr. C’est en tout cas ce à quoi aspirent Serguei et Natalia et leur deux petites filles, réfugiés russes en Suède, en résidence surveillée en attendant la régularisation de leur situation. Mais pour accéder à cette tranquillité, il leur faut obtenir le statut officiel de réfugié. Ce sésame leur sera dénié, brutalement, avec comme raison le manque de preuve avérée du danger qu’ils encourraient s’ils étaient renvoyés dans leur pays. Ce « NON » administratif robotique, dépourvu d’humanité, aura des conséquences graves sur la famille, en particulier sur les deux enfants, avec dilemmes moraux, culpabilité, et suspense à la clé.

Le film nous montre d’une manière glaçante le chemin de croix kafkaïen de ce couple, avec un côté dystopique qui m’a évoqué l’ambiance anxiogène de Bienvenue à Gattaca (Andrew Niccol, 1997), par la froideur des décors et des relations humaines. Les scènes en milieu hospitalier par exemple, très cliniques, justement, semblent tout droit sorties d’un film d’anticipation. Le style visuel plutôt austère du film résulte d’un grand souci de cadrage, avec un jeu sur la géométrie des plans, sur la symétrie en particulier. Pour plusieurs scènes, les personnages entrent un à un dans le plan, puis en ressortent, sans aucun mouvement de caméra. Les dialogues sont volontairement épurés, la compréhension et l’émotion passent souvent davantage par la captation de visages muets expressifs, plutôt que par des répliques.  Bref, un beau travail formel, doublé d’un aspect thriller. Le spectateur est mis mal à l’aise, mais veut savoir la suite.

Sujet et traitement dramatique, vous l’aurez compris, mais tout n’est pas si sombre dans ce récit. On y trouve aussi des personnages de citoyens humanistes qui compatissent et viennent en aide, et le réalisateur sait insérer des respirations bienvenues. Je pense en particulier à une magnifique baignade familiale dans une piscine, chorégraphiée comme un ballet aquatique apaisé. Enfin le final, assez ouvert, peut laisser présager d’un peu d’optimisme.

De nouveau un film qui traite du sort de réfugiés, thème souvent mis en avant dans le cinéma contemporain. Parmi quelques exemples récents marquants faisant écho à Quiet Life, mais stylistiquement bien différents, on peut penser à L’Histoire de Souleymane, dressant le portrait en apnée d’un Africain demandeur d’asile à Paris, par un réalisateur issu du documentaire, Boris Lojkine, ou au saisissant Green Border d’ Agnieszka Holland, montrant des réfugiés syriens sans statut embourbés entre Pologne et Biélorussie. La supposée bienveillance des sociétés des pays du Nord, souvent idéalisée et citée comme modèle, est ici sévèrement mise à mal, mais le réalisateur s’est défendu d’avoir voulu spécifiquement viser la Suède, argumentant qu’il aurait pu situer son intrigue dans n’importe quel pays occidental, avec d’ailleurs des protagonistes aussi bien afghans, qu’iraniens ou palestiniens.

Un important travail de documentation a précédé l’écriture de cette fiction, en particulier auprès de médecins, sur un syndrome récemment diagnostiqué qui touche des personnes, des enfants surtout, victimes de guerre ou de répressions, ayant subi des traumatismes importants, et en situation de demande d’asile. Il s’agit du syndrome de résignation, reconnu par l’OMS depuis 2014, qui se traduit par un état comateux, comme si le cerveau se déconnectait, se mettant en pause pour ne pas avoir à affronter la réalité et le désespoir. C’est un des éléments scénaristiques importants du film.

A postériori, j’ai pensé au cinéma glaçant de Michael Haneke, mais avec de l’empathie pour les personnages en bonus. Le réalisateur m’a décliné verbalement cette référence, qui n’a pas semblé le réjouir. Soit, mais le spectateur, s’appuyant sur ses impressions et son ressenti, n’a-t-il pas toujours raison ? 

Il s’agit d’une coproduction franco-germano-gréco-suédo-estonienne. Oui, il faut parfois tout cela pour financer certains films maintenant ! Voilà pourquoi les génériques de début en deviennent interminables. Elle est signée du cinéaste grec Alexandros Avranas, qui n’est pas un perdreau de l’année, même si son travail n’est pas très connu en France, car parcimonieusement  distribué. Il en est à son cinquième  long-métrage, et son second, Miss Violence, lui a valu le Lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise 2013, assorti d’une coupe Volpi pour son interprète principal.

Quiet life, dont la sortie en France est programmée début janvier 2025, a donc remporté le Prix du Jury FIPRESCI. C’est le premier des onze films en compétition qui nous a été présenté. A la sortie de la projection, avec mes deux camarades jurés, l’une grecque (Dimitra Kirilou) et l’autre croate (Tonci Valentic), nous avons eu le même pressentiment qu’il allait être difficile aux suivants de l’égaler. Au final, aucun des autres ne lui a tenu tête, malgré des qualités non négligeables pour la plupart. Lors du palmarès, le jury devait justifier son choix en une seule phrase. La voici: « Quiet Life, déclaration politique et artistique forte, est un récit implacable sur le sort d’une famille de réfugiés russes en Suède, montré avec une grande richesse scénaristique et formelle ». Pas mieux ! Je persiste et signe.

 Hervé BRY

PS : Adossés au 37ème Panorama athénien, étaient aussi proposés, entre autres, une belle rétrospective Cassavetes, ainsi qu’un colloque FIPRESCI interrogeant la crise du cinéma européen.

Some rains must fall de Qiu Yang, Prix FIPRESCI du Golden Horse Film Festival

La 61e édition des Golden Horse Film Festival and Awards de Taipei (qui s’est tenue du 7 au 24 novembre) est l’un des plus grands festivals d’Asie et tient un rôle important, principalement pour le cinéma asiatique de langue chinoise. Les huit premiers longs métrages sélectionnés pour le prix FIPRESCI ont proposé une certaine vision panoramique du jeune cinéma d’expression chinoise.

Some rains must fall de Qiu Yang, qui a été présenté en première mondiale dans la section « Encounters » de la 74e Berlinale 2024, a obtenu le prix FIPRESCI. Ce film possède une mise en scène puissante doublée d’une forte envie de renouveler l’image de la femme asiatique, trop souvent victimisée et misérabiliste dans les films orientaux vus dans les grands festivals internationaux. Il se consacre entièrement à un personnage féminin, qui, dans ce film ne reste pas passif. La femme n’y est pas un accessoire de l’homme et fait face aux violences, visibles comme invisibles, de la société. 

Qiu Yang est un jeune cinéaste déjà prometteur au vu de ses courts métrages: il a obtenu la Palme d’or pour Une nuit douce en 2017 et le Grand prix de la Semaine de la Critique de Cannes pour Elle court en 2019. D’emblée, il focalise son regard sur la femme dans la société moderne chinoise. Il préfère toujours filmer sa ville natale et travaille avec des acteurs amateurs. Le temps passé dans cette ville lui permet aujourd’hui de faire fructifier son expérience. La continuité de son obsession est cristallisée dans ce premier long métrage. Some rains must fall met en scène une femme qui essaie de changer sa vie et de maintenir ce cap malgré plusieurs obstacles inattendus. Le rôle principal, Cai, une femme au foyer ayant atteint la quarantaine, est en pleine procédure de divorce. Elle blesse une femme âgée par inadvertance au cours d’un match de basket de sa fille. Cet événement apparemment anodin est le catalyseur qui fait basculer sa vie de manière incontrôlable, les événements passés refaisant surface alors qu’elle se dirige vers un avenir incertain. 

Sans affèteries, le cinéaste n’explique pas directement ses motivations, ses émotions ou sa psychologie par la narration, surtout pas par des images symboliques trop accessibles. Nous allons découvrir cette femme devant une caméra gardant ses distances et sa fixité. La caméra est comme un spectateur qui la regarde et l’observe en la capturant de profil ou de dos. Plan par plan, la mise en scène découpe diverses choses secrètes, une dimension cachée de sa vie. A la fin, l’image de cette femme n’est toujours pas complètement formée et ses mystères ne sont pas révélés, mais on se rend compte de l’intensité de cette vie menée entre la réalité et l’onirisme. Plusieurs scènes, où on la retrouve au milieu d’un grand vide noir, s’insèrent soudainement entre les scènes du réel. Ces séquences fantasmagoriques, ainsi que le minimalisme de la narration, donnent du relief à la mise en scène.

Ce portrait de Cai, qui demeure inébranlable dans son obstination à vouloir changer sa vie, dessiné par le cinéaste, est sans doute inspiré par sa propre mère. Ce premier long métrage de Qiu Yang est né du désir et de la nécessité de la filmer. Il est tellement exceptionnel aujourd’hui que tant de qualités puissent être réunies dans un premier long métrage. La plupart des films de jeunes cinéastes paraissent fabriqués, loin de leurs désirs personnels, et dictés par les exigences de l’industrie du cinéma. Tout se ressemble, tout est trop souvent formaté. Yang a miraculeusement réussi à préserver sa propre idée du cinéma, intrinsèquement liée à l’intimité de sa vie. Qiu Yang va sans doute compter dans les années à venir. Some rains must fall est un film de « mise en scène » qui prouve son talent et nous ouvre les yeux sur un nouveau cinéma asiatique que l’on n’avait pas vu depuis bien longtemps. 

Nanako TSUKIDATE