L’an 1 du TIFF de Toronto pour le duo Bailey-Vicente sous le signe de la parité et de la diversité
Les yeux de la profession cinématographique étaient tournés vers la 44eédition du Festival International du Film de Toronto – désormais connu en Amérique du Nord sous son acronyme, TIFF. Elle marquait en effet l’an 1 de la nouvelle direction du Festival, après plus de deux décades sous la direction de Piers Handling, qui en a fait l’un des plus importants rendez-vous du cinéma mondial.
La transition avait en fait été préparée de longue date, puisque Cameron Bailey, le nouveau co-directeur et directeur artistique du festival avait été intronisé dans cette seconde fonction dès 2012. Certes nouvelle du côté du manche, mais fréquente habituée du festival comme invitée, était sa co-directrice et directrice exécutive, Joana Vicente, venue de la production indépendante new-yorkaise. La transition avait donc tout pour se faire en douceur, et, en vérité, un observateur non averti n’aurait sans doute pas vu trop de différences entre le millésime précédent de la manifestation et celui de 2019, ce qui est sans aucun doute un compliment. En effet, ce n’est pas une petite affaire que de piloter sans heurts une opération aussi colossale sur trois registres au moins : la sélection de plus de 300 film internationaux ; l’organisation de projections publiques attirant des dizaines de milliers de Torontois; l’accueil des professionnels internationaux du cinéma pour ce qui est tacitement devenu l’un des principaux marchés du film de l’année.
C’est aussi apparemment sans heurts que le tandem Bailey-Vicente a renouvelé une bonne partie de l’équipe permanente du festival, du côté de la programmation, comme de l’accompagnement des films. L’équipe de programmation était en particulier pour la première fois dotée d’une directrice au côté de Cameron Bailey, Diana Sanchez, ancienne directrice artistique du festival de Panama, entre autres. « Elle constitue l’apport le plus important du Festival de Toronto cette année de mon point de vue » nous a confié Cameron Bailey. Le reste de l’équipe a également vu de nombreuses transformations en 2019, de la promotion de Jennifer Frees comme Vice-Présidente des partenariats à la nomination d’une directrice intérimaire de la Communication, Alejandra Sosa, qui avait pourtant l’air de connaître la manœuvre comme une vétérane.
Pour les festivaliers, la continuité entre 2018 et 2019 fut surtout visible par l’importante place faite à la diversité, et surtout au cinéma féminin et à la parité, qu’il s’agisse aussi bien de l’équipe de programmation que des films sélectionnés. Toronto sembla ainsi remiser aux oubliettes de l’histoire le Festival de Venise 2019 qui se vantait crânement de ses choix « non genrés ». Une constante, sans aucun doute, chez Cameron Bailey, qui oriente depuis quelques années la sélection dans ce sens – son passé personnel d’enfant britannique immigrant au Canada mais d’une famille originaire de la Barbade jouant sans aucun doute ici. Un très beau choix de films réalisés par des femmes, et non des moindres, montra en effet qu’il suffit de se pencher suffisamment pour trouver de nombreux films de qualité faits par des femmes en 2019 ! Le bouche-à-oreille dans ce sens fut sans aucun doute mené par l’excellent Proximad’Alice Vinocour, dans la section « Platform ».
La réalisatrice parvient à renouveler le genre du cinéma de la conquête de l’espace en montrant avec une mise en scène toute en nuances comment une jeune femme, astronaute s’entraînant à une mission d’une année, tente de concilier son absence à venir et déjà forte avec sa situation de mère séparée d’une petite fille. Le rôle est tenu avec un brio tout de retenue par une Eva Green remarquable qui fait ici un beau retour au premier plan. Elle est sans doute bien partie pour les Oscars ! Fort remarqué également, cette fois dans la section « Galas », fut A beautiful Day in the Neighborhood, réalisé par Marielle Heller, qui donne ici une partition en or à Tom Hanks, dans l’un de ses plus beaux rôles. Il personnifie à merveille Mr Rogers, le présentateur durant plusieurs décennies d’une émission de télévision pour les enfants à l’empathie extraordinaire. Ajoutons encore, rien que pour la section « Galas », le populaire – et un peu tapageur – Hustlers, dû à Lorene Scafaria, dont Jennifer Lopez est la vedette en strip-teaseuse au grand cœur, et d’autres encore, puisque la parité hommes-femmes était quasiment atteinte dans toutes les sections du festival. La preuve fut largement faite à Toronto que l’on peut aujourd’hui alimenter un festival de cinéma avec des films de femmes en nombre…
Jojo Rabbit« Prix Grolsch » du public
On sait que le Festival de Toronto est non compétitif, ce qui est l’un de ses principaux atouts, notamment pour les productions hollywoodiennes qui ne le dédaignent pas, d’autant que ses projections publiques en font quasiment des tests pour les distributeurs. Quelques prix y sont toutefois décernés, à commencer par le « Prix Grolsch » du public, qui revint cette année à Jojo Rabbit, une comédie grinçante de Taika Waititi. Elle suit les pas d’un petit garçon embrigadé dans les jeunesses hitlériennes durant la Seconde Guerre Mondiale. Il croit voir Hitler le guider dans des visions incarnées par le réalisateur lui-même, qui le ridiculise de plus en plus au fur et à mesure de l’avancement du film. Le « Prix Canada Goose » du meilleur film canadien revint à Antigone, de la québécoise Sophie Deraspe, une transposition contemporaine à Montréal du drame de Sophocle. Parmi les autres prix décernés à Toronto, on citera bien sûr les deux Prix Fipresci de la Critique Internationale, l’un pour la section « Discovery », qui échut à Murmur, de la canadienne Heather Young, et l’autre pour la section « Présentations Spéciales », qui échut à How to build a Girl, de la britannique Coky Giedroyc – à nouveau deux films réalisés par des femmes! Le prix du jury de la section « Platform », enfin, se tourna vers Martin Eden, une coproduction Italo-française de Pietro Marcello tournée en Super 16 mm.
Naturellement, le festival de Toronto, avec ses trois centaines de films, ne se résume pas aux quelques titres que nous avons cités. Le public se pressa ainsi en particulier aux projections des films directement venus de Venise, à commencer par Ad Astra, de James Gray. Ce film relance de manière spectaculaire la carrière de Brad Pitt, tout de mesure en astronaute introverti à la recherche de son père perdu dans les cieux. On vit aussi à Toronto le « Lion d’Or » de Venise, Joker, de Todd Philips, qui renouvèle le genre du film de « superhéros » et remet brillamment en orbite Joaquim Phoenix. En revanche, le grand absent fut le Lion d’Argent de Venise, J’accuse de Roman Polanski, le réalisateur étant banni d’Amérique du Nord pour les raisons que l’on sait.
Éclectique, divers, le Festival de Toronto accueille aussi des films expérimentaux dans sa section « Wavelengths », des films d’horreur ou « marginaux » dans sa section « Cinéma de Minuit », des documentaires, et même une section de séries télévisés pour sa cinquième édition, renouvelée sous l’égide du programmeur Geoff Macnaughton… Bref, de quoi satisfaire le public de Toronto, dont on admire chaque année la patience inébranlable à faire des queues de plusieurs heures pour voir des films d’auteurs inconnus des salles de cinéma de la ville en temps ordinaire! L’ouverture du TIFF au public local se traduisit d’ailleurs aussi par la piétonisation de la rue qui borde le « Bell Lightbox », durant le premier week-end. Concerts gratuits, distribution de cadeaux en tous genres et « food-trucks » bariolés, ajoutèrent au côté bon enfant du festival.
Les professionnels au rendez-vous du premier week-end
Les professionnels du cinéma du monde entier furent à nouveau en 2019 au rendez-vous de Toronto, qui devient semble-t-il de plus en plus le marché du film terminé, par opposition à Cannes où l’on achète les films sur projets. Comme à l’accoutumée, ils se bousculèrent lors du premier week-end. Ils trouvaient dans l’hôtel Hyatt, leur quartier général, une bibliothèque de visionnement du festival, et les stands de plusieurs organismes de promotion du cinéma.
Unifrance, l’organisme de défense du cinéma français, était bien sûr là, avec un grand stand extrêmement actif, tout comme « European Film Productions », l’organisme intereuropéen de promotion du cinéma, qui compta au sein de la programmation du festival la bagatelle de 54 longs métrages où intervenaient producteurs ou acteurs découverts par ses opérations « Producers on the move » ou « European Shooting Stars ». Le Dga d’Unifrance, Gilles Renouard, et la directrice d’EFP, Sonia Heinen, profitèrent d’ailleurs de leur présence simultanée au festival pour signer un accord lançant une entreprise commune de promotion du cinéma, « Le marché de Miami du cinéma français et européen », au côté de Jaie Laplante, le directeur du Festival de Miami (Photo).
Le problème Netflix aussi à Toronto
La controverse internationale qui concerne les films produits ou achetés par Netflix s’introduisit à Toronto de façon inattendue. Le Festival, comme Venise, par exemple, accepte tous les films que ses programmateurs jugent dignes d’être sélectionnés. Il a ainsi programmé Roma dès l’an dernier. Mais cette année, il fut gêné dans son organisation par la décision de la société Cinéplex de refuser d’accueillir les films liés à Netflix ou toute autre compagnie de streaming vidéo direct dans la multisalle qui héberge l’essentiel des projections réservées à la presse et aux professionnels, le « Scotiabank ». Les salles de cinéma nord-américaines réclament en effet en général une fenêtre d’exclusivité de 90 jours avant le passage au streaming forfaitaire. Le festival dut donc reprogrammer une bonne douzaine de films et les loger in extrémis dans ses propres salles, celles du « Bell Lightbox ». Un contretemps transparent pour les festivaliers, certes.
Sans aucun doute, avec le bonus constitué par leur ligne directrice paritaire et diverse de qualité, Cameron Bailey et Joanna Vicente ont bien maintenu en 2019 le Festival International de Toronto 2019 comme l’un des quatre plus grands rendez-vous du cinéma mondial, avec Berlin, Cannes et Venise.
Philippe J. Maarek