Venise 2020
VENEZIA 77, AU TEMPS DU CORONA
Gagnant haut la main son pari, la 77e Mostra de Venise, a une fois de plus fait la démonstration de son audace et son indépendance. « Nous ne pouvons pas nous permettre de laisser le cinéma mourir » s’exclamait Alberto Barbera, le directeur du plus ancien Festival de Cinéma du monde dans un interview. « Nous avons besoin de l’écran comme expérience unique et irremplaçable. Notre combat est de ramener les gens au cinéma ». En pleine pandémie du Covid-19, dans un pays qui venait de subir un désastre en pertes humaines, alors que tous les autres festivals s’étaient résignés, comme Cannes, à tout simplement annuler leur manifestation ou à sauver leurs sélections en mettant leur programmes seulement en ligne et transformant ainsi leur festival en un évènement 100% virtuel, le pari d’Alberto Barbera d’attirer des professionnels et du public dans ces conditions et dans un tel contexte sur le Lido paraissait un projet assez fou.
Malgré des incertitudes qui planaient jusqu’à la dernière minute sur la faisabilité de la manifestation, malgré des annulations par frilosité et peur du covid des uns, ou à cause de problèmes de voyage pour d’autres, le miracle du premier « vrai » festival après le confinement a bien eu lieu – pour le bonheur de tous ceux qui y ont participé. Certes, ce ne fût pas une année comme les autres, et non pas seulement à cause de l’absence des grands films et de stars américains, interdit de voyage comme tant d’autres nationalités d’ailleurs. Une organisation méticuleuse et remarquablement efficace afin de garantir le plus de sécurité sanitaire possible mit tout l’espace du festival sous une sorte de havre hautement surveillé où quasiment chaque pas du festivalier était enregistré et suivi. Accueilli par des policiers lourdement armés aux différents points d’accès du festival et après un contrôle minutieux des sacs et un passage obligé par une caméra thermique indiquant sa température, le festivalier n’avait quasiment plus de possibilité de respirer librement l’air frais. En effet, la surveillance du port du masque permanent (enlevé sauf pour boire ou manger) aussi bien dehors et qu’à l’intérieur était redoutable. Et l’œil vigilant des gardiens de notre santé, équipés de pointeurs infrarouges dans les salles, scrutait en permanence le public pour rappeler à l’ordre quiconque essayait discrètement de baisser son masque dans le noir. Même à chaque passage dans la salle de presse, l’arrivé et le départ de chacun était scrupuleusement notée ainsi que son emplacement dans la salle.
Puisque les places dans les salles étaient reduites de moitié, le festival a multiplié les séances dans d’autres cinémas et avec des projections en plein air aussi bien sur le Lido qu’à Venise et même à Mestre. Un système de réservation obligatoire de tickets par Internet, y compris pour les projections de presse, accessible 72h avant la projection, empêchait toute décision spontané comme changer à la dernière minute de film ou changer de place même dans une salle peu remplie. Malgré quelques difficultés au début, ce système permit efficacement de distribuer et de canaliser l’afflux des spectateurs en respectant la distanciation sanitaire indispensable. Cela dit, le nombre des accréditations ayant été réduit d’un tiers, on se sentait parfois bien seul dans les grandes salles…
Puis, il y a eu ce fameux mur en carton dont les photos firent le tour de tous les journaux: sur presque 50 m de long et avec une hauteur de 2m50, il s’élevait devant la façade du Palazzo du Cinema afin de cacher le tapis rouge et ainsi d’empêcher la foule des fans – souvent plutôt jeunes et un brin hystérique – de s’agglutiner comme d’habitude devant le Palais en attendant le défilé des célébrités dans l’espoir d’un selfie ou un autographe. Un mur un tant soit peu surréaliste car mis à part les quelques stars réunies lors de l’ouverture du festival il n’y avait pas tant de monde que cela sur ce tapis rouge…
Et les films alors ? Ils ne manquaient pas, et on les regardait avec plaisir en retrouvant les salles de cinéma, et certains même très bons. Une sélection plus réduite, certes, mais suffisamment riche pour bien remplir son programme de visionnement journalier.
Comme toujours, la sélection présentait un certain penchant pour des thèmes politiques brûlants mais sans pour autant verser dans le politiquement correct dans ces films qui nous parlent de la résistance à l’oppression et la répression de l’état, du terrorisme de gauche dans le passé (Padrenostro de Claudio Noce) ) et de la lutte actuelle contre l’essor de l’extrême droite (l’excellent film allemand de Julia von Heinz , Und morgen die ganze Welt (And Tomorrow the Entire World) , des crises migratoires et des guerres par procuration (Notturno, de Pierfranco Rosi, l’impressionnant essai documentaire tourné entre l’Irak, le Kurdistan et la Syrie, ou Guerra et Pace, une réflexion visuelle complexe de Martina Parenti et Massimo D’Anolfi sur les rapports entre cinéma et guerre) ou bien des luttes pour l’égalité des noirs aux USA, comme dans ce film éminemment intelligent de Regina King, One Night in Miami, présenté hors compétition Elle y imagine une rencontre fictive en 1964 entre Malcolm X, Muhammad Ali (alors Cassius Clay), le sportif et acteur Jim Brown et la star de la soul Sam Cooke, pour les faire débattre – et s’affronter – toute une nuit dans le huis-clos d’une chambre d’hôtel sur les différentes stratégies de lutte pour l’égalité… qui n’ont pas perdu leur actualité aujourd’hui, hélas.
L’un des moments forts de la compétition fut Dear Comrades !, du vétéran du cinéma russe Andrej Konchalovsky, un film époustouflant en noir et blanc qui sort de l’oubli le massacre de Novotcherkassk, en 1962, lorsque les ouvriers de cette ville se mirent en grève pour manifester contre la hausse des prix et la baisse de leurs salaires. Un grève des travailleurs dans un pays communiste étant évidemment inconcevable, Moscou dépêche ses troupes dans cette région du Don, et les tireurs d’élite du KGB se chargent de tirer en cachette sur la foule. Un drame, dont toute trace est aussitôt effacée sur ordre du pouvoir, vu à travers le regard d’une femme endurcie, membre dévouée du parti, dont la fille est impliquée dans les manifestations, et pour qui l’évènement va ébranler à jamais ses certitudes.
Posant lui aussi un regard sur l’histoire de son pays, Wife of a Spy, le premier film « historique » du japonais Kiyoshi Kurosawa, nous plonge dans le début des années quarante à Kobe, à la veille de la Deuxieme guerre mondiale, lorsqu’une jeune femme découvre que son mari s’apprête à dévoiler à l’ennemi américain des expérimentations secrètes de l’armée japonaise en Mandchourie. Jouant en permanence sur l’ambiguïté, ce thriller subtil et intriguant, suit un couple tiraillé constamment entre amour, doute et méfiance, dans un Japon en proie à un nationalisme exacerbé pendant les années de guerre.
Point de subtilité en revanche dans Nuevo Orden (New Order) du mexicain Michel Franco, qui nous jette en plein figure (c’est le mot pour le dire) sa vision dystopique d’un Mexique en plein implosion, en détaillant avec une violence inouïe en détails et gros plans une révolte ultra-sanglante des pauvres contre les riches, qui sera écrasée avec la même violence sanglante et doublée d’une bonne dose de perversité par un État dictatorial. Franco, qui veut envoyer avec son film un signal d’alarme contre l’explosion des inégalités sociales dans le monde et dit avoir été inspiré pèle-mêle par les actions des Gilets Jaunes en France, d’Occupy Wall Street et de Black Life Matters aux USA et les mouvements contestataires à Hongkong, au Chili et au Liban, pour lui les symptômes d’une rupture mondials de l’ordre social. Un message plutôt brouillé… Très apprécié cependant de la presse internationale, Franco reçut le Grand Prix du Jury.
Puis, arriva le tout dernier jour Nomadland de la cinéaste américaine Chloe Zhao, film « coup de cœur » qui remporta un Lion d’Or amplement mérité. Ce docudrame surprenant et insolite sur l’Amérique d’aujourd’hui est porté magnifiquement par Frances McDormand , l’antithèse de la star hollywoodienne, dans son meilleur rôle jusqu’à présent, qui crève l’écran, comme déjà il y a trois ans d’ailleurs à Venise dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri le film de Martin McDonagh. Elle incarne une femme qui, après la fermeture définitive de son entreprise au Nevada, perd non seulement son emploi mais aussi sa maison. Elle rejoint alors dans son vieux camping-car cette nouvelle tribu d’Amérique qui sillonne en van et mobile-home les routes de l’Ouest, à la recherche d’un boulot saisonnier, d’une communauté éphémère et d’un nouveau sens de la vie. Solitaires mais solidaires, pour la plupart à l’âge de la retraite, mais sans assez de ressources pour pouvoir s’arrêter de travailler, ils ont troqué leur vie bien rangée d’antan de classe moyenne ou ouvrière contre une liberté qui renvoie tantôt aux images exaltantes du mythe américain tantôt à celles plus sinistre des migrations de la Grande Dépression. Inspiré par l’enquête de Jessica Bruder, « Nomadland: Surviving America in the Twenty-First Century » et par le chantre du nomadisme radical et anticapitaliste, Bob Wells, qui lui aussi apparaît dans le film, Zhao a intégré dans son récit autour de son personnage de fiction des non-professionnels, de « vrais » nomades qui incarnent leur propre vie et apportent généreusement leur expérience. C’est un très beau film, bouleversant et émouvant sans pour autant trop romantiser la sombre réalité politique et sociale américaine qui a jeté ces nomades des temps modernes sur les routes.
Malgré cette réussite de Venise, au final, on peut se demander quel est l’avenir des festivals au temps du coronavirus ? N’avons-nous que le choix de rester cloîtré chacun chez soi, devant notre écran individuel, pour participer un de ces « nouveaux » festivals virtuels, ou de subir cette surveillance élaborée jusqu’au moindre détail, comme au Lido ? Est-ce cela le prix à payer désormais pour vivre un festival ? Et tout cela ne contribue-t-il pas insidieusement à nous habituer petit à petit à la surveillance et au contrôle generalisé ? Mais en même temps, il y a des moments où toute cela est oublié, comme au réveil, face à la lagune, lorsque se dessine au loin la silhouette de Venise -une ville, qui a survécu à tant de désastres à travers les siècles et en subira sans doute encore bien d’autres dans le futur, une ville menacée en permanence, l’image même de la résilience, tout comme la Biennale, qui a connu des hauts et des bas mais qui est toujours debout. Alors on se sent tout simplement comblé par le bonheur diffus d’être là une fois de plus, au sein du plus beau festival du monde.
Barbara Lorey de Lacharrière
Les prix de la Mostra de Venise 2020-09-28
Lion d’Or du meilleur film : Nomadland de Chloé Zhao (Etats-Unis)
Grand Prix du jury : Nuevo Orden de Michel Franco (Mexique)
Lion d’Argent du meilleur réalisateur : le Japonais Kiyoshi Kurosawa pour Les amants sacrifiés
Prix du meilleur scénario : l’Indien Chaitanya Tamhane, scénariste et réalisateur de The disciple
Prix spécial du jury : Chers camarades d’Andreï Kontchalovski (Russie)
Prix de la meilleure actrice : la Britannique Vanessa Kirby pour son rôle dans Pieces of a woman de Kornel Mundruczo
Prix du meilleur acteur : l’Italien Pierfrancesco Favino pour son rôle dans Padrenostro de Claudio Noce (Italie)
Prix « Marcello Mastroianni » du meilleur jeune interprète : l’Iranien Rouhollah Zamani, un enfant des rues de Téhéran protagoniste pour son premier rôle dans Khorshid de Majid Majidi