Some rains must fall de Qiu Yang, Prix FIPRESCI du Golden Horse Film Festival

La 61e édition des Golden Horse Film Festival and Awards de Taipei (qui s’est tenue du 7 au 24 novembre) est l’un des plus grands festivals d’Asie et tient un rôle important, principalement pour le cinéma asiatique de langue chinoise. Les huit premiers longs métrages sélectionnés pour le prix FIPRESCI ont proposé une certaine vision panoramique du jeune cinéma d’expression chinoise.

Some rains must fall de Qiu Yang, qui a été présenté en première mondiale dans la section « Encounters » de la 74e Berlinale 2024, a obtenu le prix FIPRESCI. Ce film possède une mise en scène puissante doublée d’une forte envie de renouveler l’image de la femme asiatique, trop souvent victimisée et misérabiliste dans les films orientaux vus dans les grands festivals internationaux. Il se consacre entièrement à un personnage féminin, qui, dans ce film ne reste pas passif. La femme n’y est pas un accessoire de l’homme et fait face aux violences, visibles comme invisibles, de la société. 

Qiu Yang est un jeune cinéaste déjà prometteur au vu de ses courts métrages: il a obtenu la Palme d’or pour Une nuit douce en 2017 et le Grand prix de la Semaine de la Critique de Cannes pour Elle court en 2019. D’emblée, il focalise son regard sur la femme dans la société moderne chinoise. Il préfère toujours filmer sa ville natale et travaille avec des acteurs amateurs. Le temps passé dans cette ville lui permet aujourd’hui de faire fructifier son expérience. La continuité de son obsession est cristallisée dans ce premier long métrage. Some rains must fall met en scène une femme qui essaie de changer sa vie et de maintenir ce cap malgré plusieurs obstacles inattendus. Le rôle principal, Cai, une femme au foyer ayant atteint la quarantaine, est en pleine procédure de divorce. Elle blesse une femme âgée par inadvertance au cours d’un match de basket de sa fille. Cet événement apparemment anodin est le catalyseur qui fait basculer sa vie de manière incontrôlable, les événements passés refaisant surface alors qu’elle se dirige vers un avenir incertain. 

Sans affèteries, le cinéaste n’explique pas directement ses motivations, ses émotions ou sa psychologie par la narration, surtout pas par des images symboliques trop accessibles. Nous allons découvrir cette femme devant une caméra gardant ses distances et sa fixité. La caméra est comme un spectateur qui la regarde et l’observe en la capturant de profil ou de dos. Plan par plan, la mise en scène découpe diverses choses secrètes, une dimension cachée de sa vie. A la fin, l’image de cette femme n’est toujours pas complètement formée et ses mystères ne sont pas révélés, mais on se rend compte de l’intensité de cette vie menée entre la réalité et l’onirisme. Plusieurs scènes, où on la retrouve au milieu d’un grand vide noir, s’insèrent soudainement entre les scènes du réel. Ces séquences fantasmagoriques, ainsi que le minimalisme de la narration, donnent du relief à la mise en scène.

Ce portrait de Cai, qui demeure inébranlable dans son obstination à vouloir changer sa vie, dessiné par le cinéaste, est sans doute inspiré par sa propre mère. Ce premier long métrage de Qiu Yang est né du désir et de la nécessité de la filmer. Il est tellement exceptionnel aujourd’hui que tant de qualités puissent être réunies dans un premier long métrage. La plupart des films de jeunes cinéastes paraissent fabriqués, loin de leurs désirs personnels, et dictés par les exigences de l’industrie du cinéma. Tout se ressemble, tout est trop souvent formaté. Yang a miraculeusement réussi à préserver sa propre idée du cinéma, intrinsèquement liée à l’intimité de sa vie. Qiu Yang va sans doute compter dans les années à venir. Some rains must fall est un film de « mise en scène » qui prouve son talent et nous ouvre les yeux sur un nouveau cinéma asiatique que l’on n’avait pas vu depuis bien longtemps. 

Nanako TSUKIDATE

A propos de Mannheim 2024. Pourquoi les festivals sont importants ?

Hauts lieux de rencontres souvent fructueuses et denses, les festivals permettent évidemment de rassembler nombre de ceux qui gravitent autour du cinéma pendant un temps assez court avec un rythme rapide. Mais le point le plus important est qu’ils donnent un aperçu des préoccupations du monde dans lequel nous vivons. Ils servent également de liens entre les perceptions des générations différentes qui voient leurs films.

Les amateurs et professionnels du cinéma connaissent depuis longtemps le Festival de Films de Berlin,  la Berlinale, considérée comme le plus politique des grands festivals de cinéma, un festival  compétitif, créé en 1951. En revanche, ils connaissent  beaucoup moins ou pas du tout  le festival du film de Mannheim-Heidelberg,  créé  un an après, en 1952. 

Célébrant  sa 73e édition en novembre 2024, le festival a de nouveau joué son rôle de  plateforme pour découvrir  et promouvoir des jeunes auteurs du monde entier sur la scène cinématographique. 

A cette fin,  le festival avait sélectionné 16 premier et deuxième longs métrages de fiction dans sa compétition internationale « On the Rise ». Cinq de ses six  prix pour des films participants,  étaient décernés par quatre jurys différents  ayant  chacun sa propre vision du cinéma. Et,  c’est précisément pour cette raison que les prix donnaient une image représentative des préoccupations de  l’année  en cours aux festivaliers.

En cherchant une éventuelle ligne conductrice ou présence des mêmes préoccupations au travers des 16 films en compétions,  il s’est avéré que l’héritage familial, la pression religieuse, politique et sociale jouent encore un rôle prépondérant dans la conscience des artistes et créateurs.  

En particulier, on vit clairement l’influence de #metoo, corroborée par la présence de 7 femmes réalisatrices sur les 16 cinéastes sélectionnés en section « On the Rise » – sans compter les personnages principaux féminins.

La qualité de la majorité des films étant élevée, elle rendait le choix du meilleur film difficile. Cependant,  trois d’entre eux , plus aboutis, et retenant dans leur trame les thématiques de prédilection  de presque tous les autres sortaient du lot :  le très sombre et percutant Bring them down, par Christopher Andrews, l’anglo-irlandais (Prix FIPRESCI) ; Manas, l’excellent film de la brésilienne Marianna Brennand (prix  du meilleur film, 30000 euros  et prix du jeune jury, 5000 euros )  et Santosh, de Sandhya Suri, la réalisatrice indienne. 

Bring them down mettait en relief le néfaste héritage familial, la source de beaucoup de désagrément dans la vie ultérieure des individus. Cet  héritage est  mis en scène avec talent et sobriété. La soumission aux pères, prolongée de génération en génération, aidée par la pauvreté et l’appât du gain,  constitue le cœur de la problématique.  Les acteurs, parfaitement à l’aise dans leur rôle et très naturels, rappelaient le bon et puissant cinéma social anglais. 

Avec Manas, nous entrions dans le domaine de l’inceste et de la violence intrafamiliale exercée sur les femmes,  dans un coin éloigné de l’Amazonie. La présence de ce mal, tout comme la marchandisation du corps des filles à peine sorties de l’enfance, nous interpelaient . Ce sujet,  très actuel et pénible, mis en scène avec beaucoup de doigté et de justesse par la réalisatrice,  en dit long sur, à la fois , la résilience et la révolte. Le film nous apprend également beaucoup sur la vie sociale de cette contrée  si éloignée et isolée. Dans sa plaidoirie, la réalisatrice n’oublie pas les fondamentaux du cinéma, ce qui rend le film extrêmement  intéressant et percutant.  La réalisatrice m’a confié, lors d’un entretien, qu’elle espère clairement que son cinéma puisse ici jouer un rôle d’objecteur de conscience. 

Santosh

Santosh, sorti dans les salles de cinémas  après son périple cannois, pointe du doigt les conditions de la femme en Inde.  Le film nous révèle, par petites touches, les aléas et méandres de la société phallocrate de ce pays, corrompue de l’intérieur par les différences induites par les castes, par le consentement implicite des autorités  et par l’inefficacité de l’administration. Malgré un récit mis en image dans un style classique, grâce à l’intelligence de la mise en scène et le jeu délicat de la caméra, la réalisatrice arrive à retenir parfaitement l’attention du spectateur et le bouleverser. 

Avec Santosh, le cinéma indien, le leader incontesté en termes de volume produit dans le monde, longtemps absent des grands festivals, après avoir trouvé  une  place de choix au dernier festival de Cannes (Compétition officielle et Un Certain Regard) , tout comme  dans deux sections à la Mostra de Venise, était présent  avec deux films en compétition. Loin de Bollywood à sa tête, nous avons à nouveau  pu constater que  le cinéma des  réalisatrices indiennes  se libérait  des carcans imposés depuis tout temps  à cet art en  se montrant  dernièrement, plus apte que celui des  hommes  pour faire valoir le cinéma indien sur la scène internationale.   

Le nouveau  cinéma iranien, représenté par  Boomerang, de Shahab Fotouhi, n’est pas en reste. La jeune fille qui occupe le cœur de l’histoire montre comment la jeune génération iranienne a surmonté de nombreux interdits en développant une solide résistance. Elle devient un symbole et informe sur les racines de l’extraordinaire mouvement « Femme Vie Liberté ». On voit aussi comment elle libère la génération précédente, celle de ses parents, par sa détermination et son audace.  La résistance aux interdits se manifeste dans les moindres détails de ce film, notamment dans les scènes où la mère marche tête nue devant la caméra.

Dans un autre registre, le cinéma Géorgien avec deux films , Panopticon, par George Sikhrulidze  et  Holy Electricity de Tato Kotetishvili, plante le décor de deux approches repérées dans beaucoup de films : le poids des traditions patriarcales et de la religion comme facteur de dédoublement, de culpabilisation et d’intrication. 

Dans  le registre du lourd héritage  familial, et du cercle vicieux de la transmission des travers familiaux, présent dans plusieurs films présentés, nous pouvons en particulier citer  Le Royaume,  le premier long métrage très maîtrisé du réalisateur français Julien Colonna. Malgré la centralité de l’amour filial, il y démontre les empreintes indélébiles de  l’héritage empoisonné que les parents laissent à leurs enfants. Nous rejoignons ainsi  Pasolini qui disait : « L’histoire, c’est la passion des fils à vouloir comprendre leur père ».  Les deux principaux impressionnants interprètes non professionnels du film, la jeune Ghjuvanna Benedetti et et Saveriu Santucci, nous ont permis  de parcourir les chemins de traverse et d’assister à la genèse de cet héritage.  

Le cinéma indépendant américain, présent avec  trois films, Dead Mail, de Joe DeBoer et Kyle McConaghy, La Touche familière de Sarah Friedland et  Gazer de Ryan J. Sloan,  avec l’étonnante interprétation de Ariella Mastroianni,  traitaient avec intelligence et audace,  de sujets  se situant sur d’autres  registres. Appartenant  à l’aile indépendante du vaste cinéma  américain, ils montraient qu’il était toujours possible de faire des  films intéressants et aboutis avec peu de moyens financiers à condition de raconter de bonnes histoires et d’être audacieux. On vit dans plusieurs de ces films l’influence technique du cinéma de Gus Van Sant: répétitivité des différents axes et actions de caméra, fixité des cadrages, respect des durées réelles… Enfin, dans le très sensible et touchant premier long métrage Familiar Touch, de l’américaine Sarah Friedland, nous  assistons, désespérément, comme le personnage principal de 80 ans, une femme à priori très autonome, au déclin cognitif et à la dure vérité de soumission à la volonté des autres. Ce film, où l’humour ne manque pas, a gagné le prix de Rainer Werner Fassbinder (15.000 euros).

Ainsi, quoique très ancienne manifestation, le Festival  international du film de Mannheim-Heidelberg (IFFMH) 2024, a su maintenir les objectifs qu’il s’était fixé dès le départ, à savoir la promotion  d’œuvres de jeunes artistes venus du cinéma du monde entier,  en leur donnant, encore et toujours, une plateforme unique de dialogue culturel, politique et social à travers l’art cinématographique.

Shahla Nahid

« 2024 Taiwan Creative Content Fest » (TCCF)

Tout le monde est gagnant, tout le monde est heureux 

Les professionnels du cinéma taïwanais m’associent plutôt aux films français. Il est vrai que j’habite à Paris, mais je suis toujours féru de cinéma taïwanais. En 2017, je suis revenu à Taïwan représenter l’UJC au sein du jury de Fipresci de la Critique Internationale du « Golden Horse Taipei ». Cette année, j’ai été invité par « Taiwan Creative Content Agency » (TAICCA) pour participer à l’événement annuel de promotion du cinéma Taïwanais, « 2024 Taiwan Creative Content Fest » (TCCF). 

TCCF est une compétition pour des projets des longs métrages, documentaires, court-métrages, séries télévisées, films d’animation, etc. Lors de son discours d’ouverture fort détaillé de cette année, le Président de TAICCA a décrit le processus de planification de l’organisme, ses efforts et ses objectifs d’une manière très professionnelle. Son propos a été appuyé par la vice-ministre de la Culture Sue WANG, qui a également prononcé un discours fort basé sur la promotion et l’aide aux films. 

De fait, pour sa cinquième édition, le Taiwan Creative Content Fest a dépassé toutes ses précédentes éditions : un total de plus de 600 projets provenant de plus de 50 pays du monde entier a été enregistré. Il a également accueilli 101 stands au salon du marché du cinéma et de la télévision. On y vit plus de 300 acheteurs, qui ont aussi pu entendre 30 conférenciers internationaux invités pour une quinzaine de conférences professionnelles passionnantes. 

Trois principales sections : « Pitchin », « Market » et « Forum »


Le « Pitching » offre des riches prix et ressources, distinguées par un jury composé de professionnels du cinéma et de la télévision du monde entier. Au total, 62 projets de 21 pays ont été en compétition pour un prix le plus élevé de l’histoire du cinéma  taïwanais, de 7,65 millions de dollars NT.

Le « Market », le marché, a rassemblé 93 institutions et acteurs de l’industrie du monde entier. On y a notamment vu les principaux pays de l’industrie cinématographique d’Asie, notamment l’Agence coréenne de promotion des industries culturelles (KOCCA) et la Gyeonggi Content Agency (GCA), les chaînes japonaises Tokyo et Fuji TV, le groupe Lotte, ainsi que la télévision nationale Taiwanaise, la télévision vietnamienne et la Singapore Film Association. 

Enfin le « Forum » avait pour thème « Ensemble pour l’impact », réunissant donc 30 experts et praticiens de l’industrie du cinéma et de la télévision de 13 pays dans quinze ateliers-conférences balayant les principaux domaines de la profession cinématographique et audiovisuelle.

Rest in Piece de Karmarket

Les prix

Ces quatre journées intenses de programmation s’achevèrent par la remise d’un total de 36 prix – sans doute un peu trop à mon sens, donnant le sentiment que tout le monde a été récompensé. Il serait à mon avis plus judicieux de réduire le nombre de prix et d’augmenter les récompenses pour renforcer la compétition.

Le grand prix a été remporté par la bande dessinée Clouded Leopard de CHI Po-Chou. Le prix de la meilleure histoire « TAICCA Award : Best Story » a été attribué aux 11 épisodes du dessin animé Rest in Pieces de Karmarket. Un Prix spécial du jury inédit a été décerné pour la première fois à une co-production internationale entre la Corée du sud, le Qatar et le Danemark, le documentaire The Alleyway d’Emmanuel Park

Quant au Forum, son point culminant a été la conférence animée par l’actrice Esther LIU, avec pour invités l’actrice WU Ke-Xi, et les acteurs Kai Ko et JC LIN. Ils ont partagé leurs expériences internationales de façon passionnante et fort illustrative. On notera parmi les personnalités présentes au Forum la participation de Jan Ehlert, Responsable du contenu du département non-cinématographique de la société de production allemande Constantin Film, de Anna Nobi, Directrice du département de développement de Gaumont TV, tout comme celle des représentants de deux studios internationaux de production cinématographique apparus au cours de la dernière décennie, Guillaume Pommier, co-directeur du département distribution de Federation Studios, et Renan Artukmaç, Producteur des Studios Cinefrance.

Chih-Yuan LIANG

Il faut découvrir le Marathon du Film Classique de Budapest !

Pour sa septième édition, le Marathon du Film Classique de Budapest organisé par l’Institut National du Film Hongrois s’est clairement établi comme une étape importante de l’univers festivalier international. Certes, comme son nom l’indique, il est consacré au cinéma « classique » et non aux nouvelle sorties, mais sa richesse et la diversité de sa conception en font maintenant une vraie réussite.

Richesse, tout d’abord, avec un choix cette année de privilégier deux invités d’honneur qui ne se contentèrent pas de présenter leurs films, mais participèrent à des débats et furent fort accessibles. En somme, l’inverse de ce qui se produit maintenant dans les festivals internationaux où l’accès aux artistes est devenu de plus en plus difficile pour les journalistes !

Costa-Gavras, tout d’abord, faisait l’ouverture du festival avec son Music Box, choisi bien évidemment parce qu’il a en partie pour cadre la ville de Budapest. Le film, porté par Armin Mueller-Stahl et Jessica Lange, n’a pas vieilli, et sa programmation était bienvenue. Costa-Gavras, en tant, cette fois que Président de la Cinémathèque Française, était accompagné de Frédéric Bonnaud, son Directeur, pour une table-ronde organisée à l’Institut Français de Budapest, partenaire important du festival où se déroulèrent des projection et toute une série d’ateliers fort intéressants dédiés à la conservation et l’étude du cinéma « classique ». 

Le second invité d’honneur fut Wim Wenders, qui reçut sur la scène du magnifique cinéma Urania, le Prix de la FIAF, la Fédération Internationale des Archives du Film, qui réunit la plupart des cinémathèques du monde entier. Parmi la douzaine de ses films qui furent projetés, on retiendra évidemment la projection de A Trick of light, son docu-fiction de 1995 dédié aux précurseurs allemands du cinéma, les frères Skladanowsky. Il fut projeté dans une nouvelle version fort attractive et pleine d’humour, judicieusement accompagnée avec brio sur scène par un artiste musicien et chanteur. 

Photos P. J. M.

La diversité du Marathon, ce fut aussi cette année la mise en évidence par le directeur du festival, György Ráduly, du cinéma d’animation hongrois, pour son 110° anniversaire, avec des projections systématiques de courts-métrages d’animation avec les longs métrages programmés. 

Diversité, aussi grâceà la belle participation de la Fondation Jérôme Seydoux-Pathé avec un programme d’incunables restaurés du cinéma muet accompagnés sur scène au piano dans l’auditorium de l’Institut Français.

La Fédération Internationale de la Presse Cinématographique, la FIPRESCI, fut également l’invitée du Marathon et une vingtaine de ses représentants purent y tenir leur assemblée Générale annuelle tout en profitant de son programme.

Outre les séances dans les salles de cinéma « traditionnelles », le Marathon organisa également plusieurs soirées en plein air dans une grande place de la ville, qui réunirent à chaque fois plus de 2000 personnes. Ce succès public montre bien que le cinéma du 20° siècle a encore de beaux jours devant lui… tout comme le Marathon du Film Classique de Budapest!

Philippe J. Maarek

Rêves de la fin du monde à Locarno

Dans son discours de clôture, Giona A. Nazzaro, directeur artistique du Festival du Film de Locarno, a rappelé l’une des missions sociales du cinéma : celle de devenir un moyen de se rassembler face aux problèmes sociaux urgents. Evoquant Roberto Rossellini, il a invité les jeunes cinéastes à « travailler pour l’humanité », à « remettre en question le statu quo » et à aider les spectateurs à devenir « de meilleures personnes ». Si ces propos semblent familiers, c’est qu’ils sont désormais récurrents dans le discours des institutions culturelles qui, le plus souvent, n’adoptent pas de positions politiques plus affirmées. En revanche, la plupart des cinéastes primés et des membres du jury ont porté l’actualité politique brûlante sur la scène de la cérémonie de clôture. Cela allait des appels au cessez-le-feu au Proche-Orient, avec un petit drapeau palestinien déployé sur scène, à la dénonciation des pratiques coloniales en Guinée française. L’attention médiatique accordée aux grands festivals internationaux signifie qu’ils peuvent devenir des plateformes pour des messages politiques, dans ses événements officiels comme dans des discussions informelles. Cependant, des préoccupations politiques se reflètent également dans les films sélectionnés, même si cela peut se faire de manière moins directe.

Locarno a une longue tradition de cinéma d’auteur, souvent centrée sur le contexte européen. Il n’est donc pas surprenant que la plupart des films en compétition internationale soient des coproductions européennes, qu’il s’agisse de documentaires ou de films de fiction. Le documentaire de quatre heures Youth (Hard Times), de Wang Bing, sur les conditions de travail des ouvriers du textile chinois, lauréat du prix FIPRESCI, a ainsi été projeté aux côtés de drames sociaux d’Europe de l’Est, tels que Toxic de Saulé Bliuvaité, lauréat du Léopard d’or, ou encore de films à une forme plus audacieuse, comme Fogo do Vento de Marta Mateus. Leurs thèmes allaient des enjeux liés au trauma, à la famille ou à la maternité, à des récits sur la guerre civile au Liban ou encore la déforestation en Amazonie. Bien que les films en compétition soient très divers dans leur contenu et leur forme, une idée quelque peu inattendue a néanmoins été soulevée dans un nombre suffisant de films pour mériter une attention particulière : les rêves de la fin du monde, tel qu’on le connaît.

À l’écran, la fin du monde a donc pris de nombreuses formes, allant d’un simple doute existentiel à une véritable apocalypse divine. Cependant, elle est toujours apparue d’abord comme un rêve. Dans Cent Mille Milliards, Virgil Vernier présente au public le rêve d’un grand cataclysme qui submerger la ville de Monaco sous les eaux. C’est Julia, une petite fille de 10 ans, qui rêve de cette catastrophe. Sa riche famille d’ingénieurs est en train de construire une île artificielle, et Julia explique à Afine, un jeune prostitué de 18 ans qui passe les vacances de Noël avec elle, que seule cette île survivra, tandis que la ville et ses habitants disparaîtront. L’imagination de Julia, tantôt enfantine, tantôt sombre, constitue un choc créatif pour Afine, qui, à l’aube de l’âge adulte, ne peut trouver aucun sens à son existence. Sa vie s’écoule dans un état de profonde mélancolie qui semble émaner de la ville elle-même. Vernier utilise une palette de couleurs bleu pâle pour peindre Monaco comme un paysage froid, dont les faibles lumières de Noël ne parviennent pas à dissiper une tristesse latente qui contraste avec la promesse de bonheur de l’une des villes les plus riches d’Europe. Dans le film, Monaco apparaît comme une ville qui se meurt lentement, un endroit ennuyeux qui aspire la force vitale de ses habitants. C’est peut-être ce qui explique les rêves de Julia. Ce paysage urbain mélancolique doit être détruit pour que naisse quelque chose de nouveau, même si son île artificielle semble tout aussi terrifiante. Julie peut donc sourire à l’idée d’un grand cataclysme qui viendrait purifier ce lieu sans vie, où l’on ne fait que vieillir et mourir.

Dans The Sparrow in the Chimney de Ramon Zürcher, Karen, le personnage principal, fait de nombreux rêves, notamment du fantôme de sa mère décédée ou d’actes de violence concernant ses propres enfants. Karen n’est pas la seule à rêver dans ce film. La réunion de sa famille dans leur maison de campagne ancestrale devient de plus en plus étrange lorsque des visions de violence, de sexe et de torture apparaissent à l’écran, manifestes de l’inconscient de chaque membre de la famille. Alors que les frontières entre le rêve et la réalité commencent à s’estomper, il semble qu’une force étrange les pousse à se faire du mal, que ce soit dans la réalité ou dans leurs rêves. La source de cette violence se trouve dans l’histoire familiale. S’inspirant du traumatisme intergénérationnel, Zürcher présente un récit linéaire simple, où le trauma des générations passées, notamment la mère et le père de Karen, se manifeste dans le présent sous forme de visions surréalistes de destruction. Ce traumatisme est toutefois ancré dans un lieu précis. La maison de campagne semble être au centre de ce cauchemar, avec ses fenêtres transparentes et ses portes toujours ouvertes, formant un panoptique domestique pour une surveillance constante. Les rêves deviennent réalité lorsqu’un grand incendie éclate, dont la source ne peut être autre qu’une souffrance accumulée. Cet incendie brûle non seulement la maison mais aussi les alentours, c’est-à-dire l’univers de l’enfance de Karen. Celle-ci, ses enfants et son mari observent la destruction de leur univers familier avec une joie indéniable. Ils peuvent désormais s’insérer dans un monde nouveau, libéré du passé.

Les animaux eux aussi peuvent rêver. Agora d’Ala Eddine Slim s’ouvre sur l’image d’un Chien bleu et d’un Corbeau noir allongés sur le sol, endormis ou peut-être morts. Pourtant, les deux créatures peuvent se parler et ensemble rêvent d’une catastrophe imminente qui menace la région. L’endroit en question est un village de pêcheurs tunisien, situé près d’une forêt et d’une zone industrielle. Le premier signe de ce désastre apparaît lorsque trois personnes, présumées disparues, émergent de la mer. Bien qu’elles devraient être mortes, elles sont vivantes, l’eau s’écoulant de leurs corps en décomposition. Le désastre rêvé se matérialise ainsi en une véritable apocalypse qui bouleverse les lois de la nature. Craignant la réaction de la communauté, les autorités locales — un policier, un médecin et l’imam — conspirent pour garder le secret sur les revenants. Cacher la vérité s’avère toutefois difficile lorsque des poissons morts s’échouent sur la plage et qu’une invasion de vers ravage les récoltes locales. La communauté villageoise se retrouve au centre de ce qui semble être une punition divine, une sorte de rétribution pour les crimes de l’humanité. Aucun salut ne semble en vue pour le village et ses habitants. Cet endroit est condamné, expliquent le Chien bleu et le Corbeau. La vie peut continuer, poursuivent-ils, mais seulement ailleurs, là où un nouveau départ est possible une fois que le monde connu a cessé d’exister.

Agora

Le cinéma a toujours rêvé de destruction. À l’écran, le monde humain est constamment menacé, que ce soit par des invasions extraterrestres, des hordes de zombies, des comètes ou des guerres nucléaires. Voir nos villes en ruines ou nos paysages familiers définitivement altérés par des désastres divins ou naturels peut à la fois fasciner et effrayer, deux éléments d’une expérience cinématographique marquante. Mais plus encore, la destruction du monde connu peut être une forme provocante de critique sociale, en fonction des angoisses spécifiques à chaque époque. Les hordes de zombies de George Romero ont d’abord été perçues comme des représentations de la violence raciale dans Night of the Living Dead (1968), puis comme des métaphores de nos tendances consuméristes avec Dawn of the Dead (1978).  En écho aux divisions de la guerre froide, des films tels que The Day the Earth Stood Still (1951) de Robert Wise et Fail Safe (1964) de Sidney Lumet mettent en garde contre une apocalypse nucléaire, révélant les tendances autodestructrices de l’humanité dans une concurrence mondiale à un niveau de danger extrême. Des films commerciaux comme Independence Day (1996) de Roland Emmerich, Armageddon (1998) de Michael Bay ou même Pacific Rim(2013) de Guillermo del Toro exaltent eux aussi, aux côtés de valeurs plus conservatrices, une humanité qui unit ses forces face à une menace commune. Dans ces films, le désastre est évité grâce aux actions de quelques héros qui risquent ou sacrifient leur vie pour sauver notre monde. En revanche, même si c’est pour des raisons et dans des contextes différents, AgoraThe Sparrow in the Chimney et Cent Mille Milliards envisagent tous la destruction comme inévitable, voire désirée. Leurs mondes ont atteint leurs propres limites et, en un sens, aucun futur ne peut exister à moins qu’ils ne soient détruits. Ainsi, pour reprendre les mots de T.S. Eliot, il semble que, dans l’univers de ces films, le monde ne finit pas sur un boum, ni sur un murmure, mais sur un souffle de soulagement. 

Dans la mesure où l’apocalypse sert de métaphore aux questions politiques, on peut s’interroger sur les origines de ce soulagement. Une réponse possible est que notre monde devient tellement absurde qu’il n’est plus possible d’imaginer des solutions possibles de l’intérieur. C’est un argument présent dans les discours sur le changement climatique. La menace d’une catastrophe écologique à l’échelle planétaire est minutieusement documentée, mais le monde semble incapable ou réticent à agir. Aujourd’hui, le désastre écologique est sans doute la principale préoccupation du monde occidental. Cependant, contrairement aux films commerciaux des années 1990, les individus héroïques ne sont plus en mesure de l’arrêter. Αu contraire, c’est un sentiment d’abandon passif qui semble se généraliser. Peut-être que notre peur collective du désastre écologique deviendra progressivement un sous-texte commun, tant dans les films commerciaux que dans les films d’auteur, où des personnages, désillusionnés par le monde, attendent passivement qu’un désastre se produise, prêts à l’accueillir puisqu’aucune alternative ne leur semble possible, comme le sous-tendent ces films vus à Locarno.

Antonis Lagarias

77e Festival de Cannes 

L’effet polarisant de la Palme d’Or, une année particulière au sein du jury FIPRESCI 

Le Jury FIPRESCI – L’auteur, 5e à partir de la gauche – Ph. Mohamed Hamed

Le 77e Festival de Cannes a représenté un grand honneur et une reconnaissance pour moi. J’y ai représenté l’Union des Journalistes de Cinéma et la France, en tant que critique de cinéma taïwanais, mais vivant en France, au Jury du Prix Fipresci de la critique internationale, pour la compétition officielle.

Le travail du jury cette année était vraiment difficile. Bien qu’il y eût plusieurs bons films, nous ne pressentions aucun chef-d’œuvre capable d’être véritablement lauréat du Prix Fipresci. Nous avons dû attendre jusqu’au dernier jour des projections officielles pour pousser un soupir de soulagement. Ce n’est qu’à la veille de la cérémonie de clôture du Festival, que nous avons pu voir le dernier film de Mohammad Rasoulof. Ce grand cinéaste condamné dans son pays, a dû fuir l’Iran à travers l’Allemagne jusqu’en France. Après que son dernier film Les Graines du figuier sauvage ait été présenté en séance officielle, nous avons vite conclu qu’il s’agissait d’une œuvre majeure pour la Fipresci.

La sélection officielle des films en compétition comprenait une riche variété de genres. Mais la présidente du jury cette année, Greta Gerwig, l’actrice et réalisatrice germano-américaine, auteure du blockbuster commercial le plus vendu au monde de l’année dernière, Barbie, nous a donné l’impression d’avoir favorisé son compatriote, la Palme d’or ayant été décernée à Anora de l’Américain Sean Baker. C’est un bon film, intéressant, séduisant par certains côtés, mais sur lequel j’ai des réserves et ce n’est pas pour moi une Palme d’or.

Autre lauréat cette année, Emilia Perez, une comédie musicale au thème pointu, de l’ancien lauréat de la Palme d’or, le Français Jacques Audiard, était également un film très attendu. Au final, même s’il n’a remporté que le prix du jury, les quatre actrices du film ont partagé le Prix d’interprétation féminine, en particulier l’actrice transgenre Karla Sofia Gascón qui incarne le personnage d’Emilia Perez. Sa performance mérite d’être récompensée, mais je pense que si le jury avait osé, elle aurait du être primée seule, car son interprétation est surprenante. Née dans le corps d’un garçon pour être maintenant une sublime femme, elle est l’âme du film et si elle avait remporté le prix seule, ç’aurait été vraiment marquant et courageux.

Nous avons longuement débattu de ces deux films, mais nous avons finalement préféré à tous égards Les Graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof. J’y reviendrai.

La vague de #MeeToo agite beaucoup le milieu du cinéma, le Festival de Cannes se doit à juste titre de la soutenir. Or cette année l’un des grands thèmes a justement porté sur le corps des femmes, dans tous ses états, parfois ultra-sexy, comme pour attiser l’envie des hommes, certains films nous montrant non seulement l’extérieur mais aussi l’intérieur du corps féminin, tout ça pouvant paraitre un peu contradictoire. Cette lutte parviendra j’en suis sûr à rendre le cinéma plus juste et plus fort.

Une analyse des principaux films primés

Il y a eu au total 22 films officiels en compétition cette année. Hormis mes doutes personnels et réserves sur la Palme d’or, les autres films primés me semblent tous avoir mérité leur récompense. 

Anora de Sean Baker a en fait un thème très intéressant. Cependant, la mise en scène du réalisateur dans la première moitié du film ressemblait trop à celles des films commerciaux américains. Les scènes d’un jeune homme qui vient d’une famille oligarque russe s’amusant avec des strip-teaseuses et des prostituées étaient trop longues. Heureusement, dans la seconde moitié de l’histoire, toute l’intrigue change radicalement. Fianlement, le film combine avec succès un aspect commercial et son appartenance au cinéma indépendant créatif, mais j’ai personnellement le sentiment que sa Palme d’or semble manquer de prestige !

Le Grand Prix du jury a été remporté par All we imagine as light de la jeune réalisatrice Payal Kapadia. Il s’agit du premier film indien sélectionné pour la Compétition de Cannes depuis plus de 30 ans. L’histoire est celle de deux infirmières d’hôpital qui cohabitent, leurs mondes quotidiens et intérieurs sont très contrastés. Les vies futures qu’elles imaginent sont très différentes, mais elles doivent affronter leur vie future ensemble, à la fois cruelle et sensible. Le film commence à Mumbai, la ville la plus peuplée d’Inde et la septième plus grande ville du monde, nous permettant de plonger dans cette métropole est bruyante et animée, avec ses métros bondés et ses rues surpeuplées de l’Inde moderne. Lentement la vie s’épuise, et comme un long fleuve tranquille, elle va et vient constamment entre vie matérielle et vie intime sans réelle évolution. On comprend qu’elles n’ont pas d’autre choix possible.

Le Prix de la mise en scènea été décerné au Grand Tour du Portugais Miguel Gomes. L’esthétique du film en noir et blanc, entrecoupé d’images en couleurs, est unique et parfaite, avec des décors réels et en studio. L’histoire remonte à 1918, lorsque les puissances européennes occupaient et se partageaient plusieurs pays asiatiques. Le fonctionnaire britannique en poste au Myanmar s’est enfui, laissant sa fiancée, alors qu’il était sur le point de l’épouser. Elle décide de le poursuivre à travers l’Asie-Pacifique. Nous découvrons ainsi les coutumes, les habitudes et les différentes langues des pays asiatiques à cette époque. Malheureusement, nous les voyons avec les yeux du réalisateur portugais, qui donne parfois l’impression de composer des anciennes cartes postales, magnifiques, mais peu réalistes, en vrai, en tous cas pour des Asiatiques, ce qui est dommage.

 Emilia Perez de Jacques Audiard, a obtenu le Prix du Jury, qui semble une bien petite récompense, éclipsée par le Prix d’interprétation féminine reporté par toutes ses actrices, certes un double prix rare à Cannes. Il s’agit d’une œuvre aux thèmes transgenres pointus qui explore également la question des gangs politiques mexicains. J’ai admiré, au-delà l’atmosphère meurtrière dressée pour le protagoniste, l’utilisation très intelligente du chant et de la danse pour atténuer l’atmosphère tendue. Les superbes performances de toutes les actrices rendent ce film encore plus brillant.

Le Prix du meilleur scénario, remporté par The Substance, de l’actrice et réalisatrice française Coralie Fargeat, m’a semblé empreint d’un style très publicitaire. Bien qu’il ait reçu de nombreux éloges après la projection officielle, on en vient à se demander s’il n’est pas uniquement fait pour attirer le regard de machos voyeurs. Il y a trop d’images en gros plan de femmes très peu vêtues, mais c’est bien sûr aussi le thème de l’histoire du film. Il rappelle fortmenent la comédie fantastique d’humour noir de Robert Lee Zemeckis, Death Becomes Her, il y a déjà trente ans. Mais ce nouveau travail à l’aide d’images numériques ajoute une couche supplémentaire de progrès et d’évolution dans la science-fiction !

Notre grand favori pour la Palme d’Or: Les Graines du figuier sauvage de Mohammad Rasoulof a reçu des ovations après la projection officielle, mais, à la surprise générale il n’a donc reçu qu’un Prix spécial, créé pour l’occasion !! Il est centré, dans l’Iran contemporain, sur un père d’une famille de deux filles qui vient d’être promu juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran, au moment même où un immense mouvement de protestations populaires commence à secouer le pays. Ce film est construit en deux parties. Une première partie d’environ deux heures, essentiellement à huis clos et tournée avec des paroles et des images de vidéos filmées. Et la deuxième partie prend la direction, très inattendue d’un vrai thriller, aussi implacable que riche en métaphores. Les images des manifestations et leur répression, filmées au téléphone, sont capitales et au cœur de l’intrigue. Ces authentiques documents transforment la fiction comme ils brisent l’apparente harmonie de la famille, entre le père et les filles, abîmant de plus en plus leurs relations jusqu’au point de non retour. Il est dommage que ce film, favori des critiques du monde entier, n’ait reçu qu’un Prix spécial en raison de la persécution politique dont son auteur est l’objet. Cela m’a semblé vraiment insatisfaisant.

Une fois le palmarès du festival proclamé, certains jugeront, comme souvent que des œuvres ont été mal récompensées, comme Limonov: La balade, que j’aime bien personnellement, de l’excellent réalisateur russe Kirill Serebrennikov. C’est peut-être dû à son sujet lui-même, Limonov, cet écrivain russe hautement controversé. Le film est entièrement en anglais, ce qui nuit incontestablement à sa qualité et à sa vraisemblance. Cet homme sulfureux rêve d’être reconnu comme un génie littéraire, ou comme un homme politique révolutionnaire visionnaire, ou encore comme victime d’une agression ou d’un meurtre très médiatisé. Dans ses romans largement autobiographiques, il décrit avec audace sa « camaraderie » et ne craint pas d’affirmer que les poètes russes aiment avoir des relations sexuelles avec les noirs, ce qui, dans le contexte de l’époque ne manquait pas d’un certain courage.

L’autre œuvre que j’ai appréciée est le film danois La Fille à l’aiguille, du réalisateur suédois Magnus von Horn, qui vit à Varsovie. L’histoire commence comme un film documentaire qui suit des ouvrières d’usine et un protagoniste inattendu. Mais les rebondissements de l’intrigue sont infinis, ou presque, et créent une situation de panique, comme un thriller noir. Le contraste net des images en noir et blanc renforce l’atmosphère urgente de l’intrigue, ce n’est pas un grand film, mais le réalisateur nous montre ses qualités, un jeune cinéaste à suivre.

Le Prix d’interprétation masculine a été décerné à l’acteur américain Jesse Plemons pour Kinds of kindness du réalisateur grec Yorgos Lanthimos. Il y incarne trois personnages différents dans trois histoires différentes. Cependant, dans ce film découpé en trois rôles, il semble difficile de bien apprécier ses qualités d’acteur… Personnellement, je préfère l’acteur britannique Ben Whishaw qui joue Limonov dans Limonov: La Ballade de Kirill Serebrennikov. Sa prononciation anglaise dans tout le film est incompréhensible, mais il interprète avec brio l’âme de ce personnage. 

Le Prix d’interprétation féminine a été décerné conjointement à Adriana Paz, Zoe Saldaña, Karla Sofia Gascón et Selena Gomez, dans le film de Jacques Audiard: Emilia Perez. Même si leurs performances étaient remarquables, mais j’ai déjà indiqué ma déception de ne pas avoir récompensé seulement l’émblouissante actrice transgenre, Karla Sofia Gascón, c’est pour moi une déception. Cette année aura d’ailleurs été riche en performances dans les rôles féminins. Je pense ainsi à Demi Moore, dans The Substance de Coralie Fargeat, difficile d’égaler sa performance stupéfiante!!! Tout comme les deux actrices danoises de La jeune femme à l’aiguille de Magnus von Horn, Victoria Carmen Sonne et Trine Dyrholm, qui ont donnés des performances tout aussi superbes et ont finalement été ignorées.

Dans l’ensemble, la sélection des films en compétition cette année ne fut pas un grand cru à mes yeux. Ce n’est qu’au dernier jour, avec Les Graines du figuier sauvage, qu’il y a d’ailleurs eu une véritable ovation des critiques. En raison de son caractère politique et peut-être d’une certaine condescendance, ce chef-d’œuvre n’a pas reçu la vraie reconnaissance qu’il méritait, ce qui est dommage. J’attends donc avec impatience le 78e Festival de Cannes en espérant que les performances cinématographiques de l’année prochaine dépasseront celles de cette année.

Chih-Yuan LIANG 

Prix de l’U.J.C.

Prix de l’UJC 2024

P.J. Maarek et Eva Bettan (ph. Yaffa Iron Kouts)

Judith Berlanda-Beauvallet (ph. B. Lorey)

Après son Assemblée générale annuelle, qui s’est tenue le 28 mars au matin, l’UJC a procédé à la remise de ses 19e prix annuels. Ils sont destinés à mettre en valeur les métiers du journalisme et de la critique cinématographique. Quatre prix ont été décernés:

• le Prix de l’UJC 2024, pour l’ensemble de sa carrière, à Eva Bettan (France Inter)

• le Prix de l’UJC 2023-24 de la jeune critique à Judith Berlanda-Beauvallet (Ecran Large, Demoiselles d’Horreur

le Prix de l’UJC 2023 du meilleur entretien ou livre-entretien à Murielle Joudet pour son livre Je ne crois qu’en moi, livre-entretien avec Catherine Breillat, et a été remis en son absence à Maxime Werner, représentant son éditeur, spécialisé dans le cinéma, « Capricci ».

• La Plume d’Or 2023 du journalisme de cinéma de la Presse étrangère en France, enfin, a été décernée pour la dix-huitième fois conjointement par l’UJC et l’Association de la Presse Etrangère au critique Julio Feo

• L’Association de la Presse Etrangère a ensuite remis son « Prix de la mémoire du cinéma » au compositeur Gabriel Yared, notamment récompensé par un Oscar pour la musique du Patient Anglais.

P.J. Maarek, Maxime Werner, Eva Bettan, Judith Berlanda-Beauvallet, Gabriel Yared et Gidéon Kouts (ph. Yaffa Iron Kouts)

Une Berlinale 2024 de transition

La 74e édition du Festival du Film de Berlin a été un peu vécue comme une transition. Transition entre deux directions, d’abord, puisque le tandem formé de Carlo Chatrian, à la Direction Artistique, et Mariette Rissenbeek, à la Direction exécutive, du festival, finissait son contrat en sachant à l’avance que Carlo Chatrian ne serait pas renouvelé — Mariette Rissenbeek prenant sa retraite. En effet, on savait déjà qu’une remplaçante avait été nommée, Tricia Tuttle, précédemment directrice du Festival du Film du London Film Festival organisé par le British Film Institute. Mais l’on savait aussi qu’une autre transition va se produire : la Ministre de la Culture allemande, Claudia Roth, qui avait œuvré pour ce changement, a incité à ce choix afin de repositionner le Festival pour lui donner une dimension plus « Hollywoodienne » en quelque sorte, et de faire en sorte qu’ainsi, il concurrence Cannes ou Venise.

Pour leur chant du cygne, du coup, les deux directeurs sortants avaient fait le choix de resserrer considérablement leur sélection, sans changer son orientation habituelle plutôt dirigée vers l’art et l’essai. Ils avaient sélectionné environ 200 films au total, soit à peu près la moitié de ce qui était le cas avant l’interruption due au COVID-19. Si la section compétitive était évidemment au complet, avec ses deux films par jour, les sections « Panorama » et « Forum international du jeune cinéma » étaient réduites — la section « Rencontres » comportant de toutes les façons par définition un nombre réduit de films.

La France et ses coproductions à l’honneur au palmarès 

Le jury présidé par la grande actrice Lupita Nyong’o décerna son Ours d’Or à une coproduction Franco-Sénégalo-Béninoise, Dahomey.  Il s’agit d’une œuvre d’actualité, puisque traitant d’un des grands sujets politiques internationaux actuels, la « décolonisation », avec la question de la restitution aux anciens pays colonisés de leurs œuvres d’arts exposées dans les musées de leurs anciens colonisateurs. Le Grand Prix du Jury alla à A traveler’s Needs, du réalisateur coréen Hong Sangsoo, dont Isabelle Huppert tient la vedette, une autre coproduction française, cette fois avec la Corée du Sud. Si l’on ajoute que le Prix spécial du jury fut décerné à L’Empire, de Bruno Dumont, on peut donc dire que le cinéma français a été gâté à Berlin !

Le festival avait été ouvert par la projection de Small things like these, de l’irlandais Tim Mielants, un autre film d’actualité, en somme, puisqu’il est centré sur la maltraitance pendant des années des adolescentes filles-mères en Irlande. Pour la plupart, pendant des décennies, elles ont été forcées à se cacher dans des couvents-prisons pendant leur grossesse, avant d’être obligées d’abandonner leurs enfants. On découvre dans ce film émouvant le sort d’une de ces jeunes filles à travers les yeux d’un personnage incarné par Cillian Murphy, la révélation d’Oppenheimer – d’ailleurs un tant soit peu sous-employé ici. 

Les acteurs à la fête !

Parmi les autres points forts de la compétition, on retiendra en particulier plusieurs performances d’acteur de belle qualité – sachant qu’à Berlin, il n’y a qu’une récompense « unisexe » pour les acteurs et les actrices, qui échut à Sebastian Stan pour sa performance – pourtant un peu caricaturale, nous va-t-il semblé — dans A different man, de Aaron Shinberg. Dans ce film, il interprète un malheureux atteint d’une maladie qui rend son visage monstrueux et qui veut être acteur d’une pièce de théâtre.

Le jury aurait ainsi pu tout aussi bien jouer du paradoxe et donner son prix unique d’interprétation au beau duo constitué de Rooney Mara et Raul Briones dans La Cocina, d’Alonso Ruizpalacios. Il nous transporte dans les coulisses des cuisines d’une usine à manger, un restaurant touristique de New-York. Cuisiniers et aides de toutes nationalités et souvent immigrés sans papiers s’y mêlent, travaillent ensemble, jouent, chantent et se heurtent, en un mélange bouillonnant que le réalisateur traduit en un charivari désopilant même si certes parfois un peu excessif.

On aura aussi beaucoup apprécié la belle performance de Liv Lisa Fries, la révélation de la série télévisée Babylon Berlin, qui interprète dans In liebe, eure hilde le personnage réel d’Hilde Coppi, résistante allemande au nazisme qui fut emprisonnée alors qu’elle était enceinte, puis exécutée après qu’on lui aie laissé le temps d’accomplir sa grossesse et d’accoucher. La réalisation de Andreas Dresen est certes relativement convenue, le film — forcément — sans surprise, mais Liv Lisa Fries y donne une belle performance de qualité et porte littéralement le film de bout en bout avec bonheur.

Encore une belle performance d’acteur, également, pour Gael Garcia Bernal, dans Another End de Piero Messina, film de science-fiction où il retrouve sa femme prématurément morte dans un accident de voiture grâce à une invention futuriste. Elle permet aux survivants de revoir à quelques reprises leurs morts comme s’ils étaient encore vivants… Bérénice Béjo y fait aussi une jolie composition, dans le rôle de la sœur du personnage principal.

Autres belles performances, enfin, celles d’un trio d’actrices cette fois – on aurait pu aussi leur faire partager le prix d’interprétation — pour Langue étrangère, de Claire Burger. Il s’agit de deux jeunes comédiennes, la française Lilith Grasmug et l’allemande Josefa Heinsius, et d’une vétérane, Nina Hoss, dans un rôle où elle semble se moquer d’elle même dans une prestation comique à l’opposé de ses apparitions récentes. Les deux jeunes filles, au départ forcées de se côtoyer du fait d’un échange entre lycées français et allemand, finissent par s’apprécier, puis s’aimer, malgré la mythomanie maladive de la jeune française, en une évolution toute en nuances et en tendres glissements judicieusement rendus par Claire Burger.

La section classique, encore et toujours

L’un des caractéristiques les plus plaisantes de la Berlinale pour les cinéphiles est la persistance d’une section dédiée aux films dits « classiques » — même si certaines programmations de la fin du siècle dernier semblent parfois un peu loin de ce terme. 

Le point d’orgue de cette sélection en 2024 aura été la magnifique projection de Kohlhiesels Töchter, l’un des tout premiers films d’Ernst Lubitsch, en 1920, accompagnée en direct par un orchestre de membres de la Berliner Philharmoniker sous la direction de Simon Rössler. Le film, inspiré par La mégère apprivoisée, de Shakespeare, et interprété par Henny Porten, l’une des grandes stars du cinéma muet allemand, fut ainsi transcendé par cet accompagnement musical qui bénéficiait d’une partition spécialement écrite par Diego Ramos Rodriguez.

Le marché du film à plein régime

Le Marché du Film berlinois, l’EFM, a fonctionné à nouveau à plein régime en 2024.  Acheteurs et vendeurs se sont bousculés dans les couloirs du Marriott et du Martin Gropius Bau bouillonnants d’activité où étaient localisés les stands. Unifrance occupait d’ailleurs un espace qui nous a semblé encore agrandi pour l’occasion, confirmant ainsi le retour incontestable de la profession à Berlin.

Il ne reste plus qu’à savoir ce que va faire du festival sa nouvelle directrice, Tricia Tuttle, dont on dit que Claudia Roth, la Ministre de la Culture allemande, lui a donné les pleins pouvoirs pour transformer la Berlinale 2025 à tous points de vue ! 

Philippe J. Maarek

La force de la « magie » du cinéma au Festival international du film de Rotterdam 2024

Qualité esthétique, complexité technique, maîtrise de la production et portée sociopolitique : de nombreux critères sont pris en compte pour récompenser un film. Pourtant, on pourrait penser qu’un jury composé de critiques de cinéma, le jury FIPRESCI, a une mission légèrement différente. N’étant pas des acteurs de l’industrie ou du marché de cinéma, mais des spectateurs et des écrivains spécialisés, des cinéphiles, les critiques sont en quête de films aux visions uniques et originales qui peuvent réfléchir sur le passé et avoir un impact sur le présent du cinéma. L’un des rêves des membres d’un tel jury serait donc de découvrir un film qui, malgré certaines faiblesses, partage leur passion pour le cinéma et inclut dans sa narration et sa structure une réflexion sur la nature, le rôle ou le statut du cinéma. Cette description pouvant s’appliquer à de nombreux projets, le film idéal serait également le produit d’une équipe créative relativement petite et pas encore établie, car ce sont les artistes jeunes ou inconnus qui bénéficieraient le plus de la valeur significative, mais néanmoins symbolique, du prix FIPRESCI. Pour le jury du Festival international du film de Rotterdam 2024, ce rêve est devenu réalité avec Kiss Wagon de Midhun Murali.

Le point de départ du film est une passion profonde, parfois même enfantine, pour la « magie » du cinéma. Selon sa biographie, le réalisateur indien fait des films depuis l’âge de quinze ans, mais son travail n’a jamais été remarqué. Ayant dû abandonner ses projets précédents à cause de la pandémie COVID-19, il a commencé à travailler sur un nouveau film sur la base d’une idée visuelle très simple : des silhouettes noires animées, en partie inspirées du théâtre d’ombres. Malgré leur apparence élémentaire (les silhouettes n’ont presque aucune caractéristique faciale), leur animation méticuleuse, qui consiste en plusieurs couches de dessins pour une seule image, aboutit à un résultat visuellement fascinant et les silhouettes se transforment en personnages uniques et mémorables. À cet égard, le jeu des voix est crucial. Le réalisateur et ses deux collaborateurs, Greeshma Ramachandran et Jicky Paul, animent plus de vingt personnages qui parlent un mélange d’anglais et de malayalam. En fait, le réalisateur étant également chargé du montage, du scénario et de la conception sonore, ce film épique de trois heures est le fruit du travail d’une équipe de seulement trois artistes.

Le récit du film est celui d’une résistance. Mountald est une société théocratique imaginaire où un obscur dirigeant exerce un contrôle étroit sur la population. Ilsa, le personnage principal, semble indifférente à la politique et travaille dans son propre service de livraison. Ses journées sont répétitives jusqu’à la visite d’une étrange inconnue qui lui confie une mission spéciale. Ilsa doit livrer un colis exceptionnel à un destinataire inconnu, et si elle échoue, les couleurs ne reviendront jamais dans ce monde. Cette métaphore visuelle, un monde noir qui s’oppose à un monde de couleurs, renvoie à un conflit idéologique familier où le conservatisme (en l’occurrence religieux) s’oppose au changement social et à la liberté (en l’occurrence sexuelle). Cependant, cette structure narrative habituelle est rapidement bouleversée, et le film s’ouvre vers toutes les directions possibles. Le film s’inspire de différents genres cinématographiques (tels que les films d’action, les road movies, les films policiers et les thrillers politiques), et, au cours de la livraison, Ilsa devra affronter la police et une armée de super-héros, s’unir aux militants et retrouver les bobines perdues d’un film qui pourrait changer le destin de cette société.

Murali se sert des techniques fondamentales du cinéma (montage, son, superposition des images) pour donner forme à une grande aventure qui traverse différentes temporalités. Plutôt que linéaire, le récit est construit sur une tension permanente entre des réalités alternatives, les rêves et la fiction. Le film devient ainsi un véritable spectacle multi-dimensionnel qui interpelle l’imagination des spectateurs et attire leur attention sur la force du cinéma à fasciner, inspirer, provoquer et même manipuler. Dans le récit du film, cette force artistique s’oppose à une autre force manipulatrice, celle de la religion, car la dimension spectaculaire des œuvres cinématographiques menace le spectacle religieux orchestré par les autorités de Mountald.  À travers ce conflit, Kiss Wagon affirme le pouvoir (politique) du cinéma, capable d’avoir un impact social.

D’autres films de la compétition Tiger du festival évoquent aussi la manière dont le cinéma peut influencer la réalité. Under a Blue Sun de Daniel Mann est un documentaire qui retourne sur le site du tournage de Rambo III de Peter MacDonald, les plaines du désert israélien où vivaient autrefois des bédouins palestiniens. En comparant les images actuelles du désert avec leur version cinématographique (dans Rambo III, cet endroit est censé être l’Afghanistan), le documentaire illustre comment le cinéma peut aussi devenir un outil idéologique et dialoguer avec les politiques coloniales. Le film se concentre sur passé du désert et de ses habitants et donne la parole à des voix rarement entendues, comme celle des bédouins autochtones dont la vie nomade a été radicalement modifiée par les conflits territoriaux qui ont éclaté dans la région après la création de l’État d’Israël.  

La force du cinéma est également centrale dans Me, Maryam, the Children and 26 Others de Farshad Hashemi, qui raconte l’histoire d’une femme iranienne solitaire qui loue sa maison à une équipe de cinéma pour quelques jours de tournage. Malgré sa distanciation initiale, elle finit par affronter et surmonter ses peurs en participant à la vie quotidienne du tournage. Alors que Under a Blue Sun révèle les idéologies impliquées dans la réalisation d’un film, Me, Maryam, the Children and 26 Others affirme que l’aspect social du processus cinématographique (les liens personnels formés entre des individus unis par une vision artistique) peut avoir un effet curatif sur les personnes tourmentées par la solitude. 

Les trois films évoqués se rejoignent dans leur ambition de questionner la nature et le rôle du cinéma, mais ils sont différents dans leur approche. Under a Blue Sun est plutôt explicite dans ses arguments, parfois décrits aux spectateurs en voix off, tandis que Me, Maryam, the Children and 26 Others est tout aussi direct dans sa vision. En revanche, Kiss Wagon parvient à dissimuler son « message » dans un voyage cinématographique fascinant qui provoque les sens des spectateurs autant que leur intellect. Son commentaire sur la place du cinéma est évoqué dans ses différents choix techniques et ancré dans une vaste histoire aux multiples facettes. En fin de compte, Kiss Wagon est un film sur notre amour du cinéma et notre foi la plus fondamentale et parfois naïve dans son pouvoir d’inspirer et de transformer non seulement des spectateurs individuels, mais la société dans son ensemble.

Antonis Lagarias

Sang neuf et ouverture au monde à Sundance !

Sous la houlette de Joana Vicente, CEO du Festival depuis 2021, l’édition 2024 du festival de Sundance, a livré un portrait précis et actuel du cinéma indépendant aux Etats-Unis et dans le monde.

Le millésime 2024 de Sundance a en effet mis en valeur nombre de nouveaux talents du cinéma indépendant américain, mais aussi international. Il a permis de voir des films prometteurs dans ses quatre sections compétitives : fiction et documentaire américains, et fiction et documentaires internationaux. La première richesse de Sundance est en effet de donner autant d’importance au documentaire qu’à la fiction. La seconde richesse de la manifestation, d’une certaine façon paradoxale, c’est sa forte sélectivité. On compte en effet « seulement » dix films dans chaque catégorie, ce qui permet une excellente focalisation sur les œuvres, par rapport aux centaines de films d’événements comme Berlin, Cannes, Venise ou Toronto, où l’attention des festivaliers est de ce fait plus diluée.

Une belle plate-forme pour les femmes cinéastes 

Une fois de plus, Sundance aura permis en 2024 l’émergence au premier plan de plusieurs femmes cinéastes prometteuses. Le Grand Prix du Jury des films de fiction américains a ainsi été décerné à un premier film subtil et d’une maîtrise remarquable, In the Summers. Sa réalisatrice, Alesssandra Lacorazza a d’ailleurs également reçu le prix de la meilleure mise en scène. Il faut dire qu’elle avait un véritable pari à remplir, salué par ce doublé de récompenses. Sans rupture de continuité autre que celle du temps qui passe, elle parvient à faire ressentir l’évolution émouvante en une dizaine d’années des relations entre un Latino-Américain, alcoolique ayant raté sa vie professionnelle et sentimentale, et ses deux filles. Comme il n’en a pas obtenu la garde après son divorce, elles ne viennent le voir qu’à quatre reprises au fil des années, durant l’été (d’où le titre du film). Quatre paires d’actrices se succèdent dans les quatre parties du film, avec une fluidité étonnante. La justesse du casting est rehaussée par la précision de la mise en scène par Alesssandra Lacorazza des rapports entre les quatre paires de petites filles, puis d’adolescentes, puis d’adultes, avec leur père — ce dernier d’une maladresse insigne et touchante. A chaque fois, très vite, l’état de la piscine à l’arrivée des jeunes filles, puis celui de la maison dont le père a hérité, donnent d’emblée le ton de la séquence. Ces plans servent astucieusement de repères par anticipation. La réalisatrice parvient même à mettre face à face sans heurts une ou deux actrices professionnelles, comme Sasha Calle, la révélation de la série télévisée Les Feux de l’amour, avec cet ensemble de jeunes actrices non professionnelles, sans oublier le surprenant interprète du rôle du père qui n’avait jamais vu un plateau de cinéma auparavant. Il reste évidemment à Alessandra Lacorazza à faire ses preuves à l’avenir dans des œuvres plus éloignées de son parcours personnel, mais la vision de In The Summers ne laisse guère d’inquiétude à ce propos !

Le Grand prix du meilleur film de fiction international revint également à deux femmes cinéastes, Astrid Rondero and Fernanda Valadez, pour le mexicain Sujo. Ce film mexicain, parfois quasi documentaire, retrace la vie d’un jeune garçon fils d’un sicaire, d’un homme de main, aux prises avec l’engrenage du gangstérisme et de la violence, après que son père ait été assassiné de façon horrible. Sujo est un peu victime de la comparaison avec l’excellent Sicario de Denis Villeneuve, que l’on a vu il y a quelques années. Le film ne surprend donc évidemment plus autant, mais une direction d’acteurs bien menée et un scénario habile montrent efficacement la presque inévitabilité du triste destin des personnages et emportent la conviction.

Plusieurs longs métrages de fiction dignes d’intérêt

Les films de fiction de qualité ne se sont pas limités aux deux grands prix, loin de là. Dans la section américaine, l’émouvant A Real Pain, de Jesse Eisenberg, a ainsi retenu l’attention, et a d’ailleurs valu à celui-ci le prix Waldo Salt du meilleur scénario. Pour son second long métrage en tant que réalisateur, Eisenberg, initialement connu comme acteur, réussit en effet à mêler humour et tragédie avec un grand doigté. Peu après la mort de leur grand-mère, deux cousins entreprennent un voyage en sa mémoire dans le village polonais où elle avait vécu avant l’invasion par les nazis. Mais les deux cousins, très proches lorsqu’ils étaient enfants, se sont éloignés. L’un (interprété par Jesse Eisenberg lui-même) s’est en somme embourgeoisé, avec femme et enfant, et ne pense qu’à revenir les retrouver. L’autre au contraire, perdu dans sa vie, et au comportement pseudo-juvénile, multiplie les frasques pour camoufler instinctivement son mal-être personnel – d’où le titre. Le sous-entendu, évidemment, d’autant plus fort qu’il n’est jamais nommé, est l’Holocauste, dont on devine qu’il a frappé les leurs. Drôle et émouvant à la fois, le film est en outre servi par le contraste que Jesse Eisenberg sait organiser entre les deux cousins. Le second est outre remarquablement incarné par Kieran Culkin, dans une prestation qui fait d’ailleurs penser à son travail pour le rôle de Roman Roy dans la série Successions.

Un premier film de qualité a rencontré moins de succès, en tous cas du côté du jury, Brief History of a Family, premier film du chinois Jianjie Lin. Partant d’une trame initiale relativement classique, Jianjie Lin parvient à renouveler le schème de l’intrus qui s’insère en douceur dans une famille, et devient de plus en plus menaçant. Cette fois, il s’agit d’un jeune adolescent, camarade de classe du fils unique d’un couple très à l’aise dans la société chinoise d’aujourd’hui. Orphelin maltraité, il s’introduit grâce à son ami dans le quotidien de la famille, et attire au départ la pitié des parents. Petit à petit, la mère voit en lui ce second fils qu’elle a dû avorter, quand la loi chinoise interdisait aux couples d’avoir plus d’un enfant, sous peine de perdre leur statut social. Au-delà de la bonne tenue de son sujet principal, la force du film vient des inserts visuels abstraits métaphoriques qui viennent accentuer ses temps fort sans nuire aucunement à son déroulement. Cela donne ainsi une modernité à Brief History of a Family que l’on n’attendait pas forcément au départ. On se doute en outre des précautions et des difficultés qu’il a fallu au cinéaste pour choisir en Chine aujourd’hui un sujet aussi politique que la question du contrôle des naissances. Jianjie Lin, un autre nom à suivre grâce à Sundance, décidément.

On pourra aussi retenir l’étonnant Kidnapping inc, pochade finalement tout à fait sérieuse du franco-haïtien Bruno Mourral. Il montre sous un aspect initial faussement déjanté comment le kidnapping et l’assassinat forment malheureusement aujourd’hui le quotidien de la vie à Haïti. 

Le cinéma documentaire toujours en force

Comme on y est maintenant habitué, Sundance présente dans ses deux sections dédiées au documentaire, l’américain et l’international, la quintessence du genre dans l’année écoulée. Du moins c’est l’impression que cela en donne, du fait de leur grande qualité générale et de leur diversité, géographique comme thématique.

Du côté des documentaires américains, le jury céda cependant à la facilité, il nous semble, en donnant son grand prix à Porcelaine War, de Brendan Bellomo & Slava Leontyev. Il a peut-être influencé par le succès mondial de Marioupol, la grande révélation documentaire de Sundance l’an dernier, et par le mouvement actuel d’aide en faveur de l’Ukraine dans de nombreux pays. Les deux coréalisateurs y mettent en valeur la parabole de l’art au défi de la guerre, en prenant comme sujet deux artistes ukrainiens, Anya Stasenko & Slava Leontyev. Spécialisés dans la confection d’objets en porcelaine minutieusement peints à la main, ils se retrouvent face à l’ogre russe du fait de la guerre. Le film est bien tenu et d’actualité, certes, mais de facture finalement assez conventionnelle. On lui aurait sans doute préféré Gaucho Gaucho. Ce film, tourné en un romantique noir en blanc, met en valeur les cow-boys argentins d’aujourd’hui en suivant en particulier les pas d’une jeune femme passionnée dont on suit la progression dans le métier. Deux documentaristes chevronnés, Gregory Kershaw and Michael Dweck, y participent de cette redécouverte en ce moment des métiers proches de la terre et de la nature, avec l’intelligente distanciation fournie par les belles images en noir et blanc qu’ils savent distiller. Le jury leur a donné un prix du meilleur son du fait de la qualité incontestable de leurs choix musicaux.

Photo de Maria Gros Vatne.

Quant aux documentaires internationaux, le jury décerna son grand prix à A new kind of Wilderness, de la documentariste déjà bien connue Silje Evensmo Jacobsen. Elle s’était au départ intéressée au blog d’une photographe norvégienne mariée à un Anglais, Maria Vatne. Le couple avait décidé, avec leurs trois enfants, d’un retour à la nature, en autosuffisance ou presque, dans une ferme en lisière de forêt. Mais la réalisatrice rencontra la famille alors que la photographe venait de décéder brutalement d’un cancer. Elle décida alors de tourner un documentaire sur la suite de la vie de cette famille – qui finit par devoir abandonner ce projet de vie, le mari ne pouvant y arriver seul. Quelques sobres plans formés de photos montrent au début du film en quelques minutes la fulgurante avancée du cancer de Maria Vatne. Puis la caméra de Jacobsen accompagne la tristesse du père, d’avoir perdu sa femme, bien sûr, mais de devoir au bout d’un certain temps abandonner ce qui fut leur projet commun. Cette ode à la nature, ce rejet de l’envahissement de la modernité dans la vie des familles et de l’éducation des enfants, font l’objet d’une mise en scène précise, attentive et patiente, marque du fort investissement de la réalisatrice.

Bien plus éloigné des préoccupations actuelles, Soundtrack to a Coup d’Etat de Johan Grimonprez a retenu à juste titre l’attention du jury par l’intelligence et l’originalité de sa forme, obtenant ainsi le “Prix spécial de l’innovation cinématographique”. Le film est consacré aux dernières années de la grande figure de l’indépendance du Congo belge, Patrice Lumumba. Il fut le premier et fugace Premier ministre du pays avant d’être assassiné peu après l’indépendance. Le film retrace son combat contre la Belgique, réticente à relâcher son emprise sur sa colonie, du fait des richesses minières qu’elle ne voulait pas abandonner. Ce combat de Lumumba est montré par John Grimonprez en mêlant de façon très originale son documentaire avec des clips et des illustrations sonores de grands chanteurs de jazz de l’époque. L’énorme travail de reconstitution historique et de recherches de documents d’archives audiovisuelles du film s’enchevêtre ainsi avec la bande sonore et les clips des musiciens. Les interventions à la tribune de l’ONU des grands leaders de la décolonisation de l’époque, Nerhru, Nasser ou Soukarno, s’entremêlent ainsi avec une réussite étonnante avec les airs les plus connus de Miles Davis, Abbey Lincoln ou Nina Simone et bien d’autres. Une vraie découverte et un vrai talent !

Parmi les documentaires internationaux, on retiendra aussi Agent of Happiness, qui vient du lointain Bhutan, au sud de l’Himalaya, de Arun Bhattarai and Dorottya Zurbó. Ils suivent avec empathie les pas d’un des 75 agents recenseurs du « Niveau de bonheur » de l’état du Bhutan, chargé de le mesurer en posant 148 questions à toute la population des villages qui lui sont alloués. Une vieille loi du pays impose en effet à son gouvernement d’assurer le bonheur de son peuple. Les réalisateurs savent entremêler avec tact le travail de cet homme et le suivi de sa vie privée peu facile, tout en nous faisant bénéficier de superbes images du périple, de vallée en vallée. On le voit en effet, avec un collègue, passer de village en village, pour poser ces questions qui nous semblent parfois un peu étranges, et sont supposées aider à mesurer le niveau de bonheur de la population du Bhutan. 

On signalera enfin au passage que la part de la France dans le festival aura été considérable. Plusieurs des films présentés étaient des coproductions franco-étrangères : Brief History of a Family, Sujo, Soundtrach to a Coup d’EtatKidnapping inc, que nous avons évoqués, et d’autres encore. Si Sundance a donc bien été en 2024 le lieu de rencontre du cinéma indépendant international, la France a donc bien aidé ! 

Philippe J. Maarek

NB: photos, courtesy of Sundance Institute (except A Real Pain, poster).

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