La Mostra 2016 – Même pas mort!
Comment fait-elle, La Mostra de Venise, avec ses 73 ans la grande vieille dame parmi les festivals , pour garder ce charme envoûtant et cette séduction qui la distingue de l’agitation frénétique qui vous engloutit à Cannes ou à Berlin, cette douce mélancolie dans une atmosphère de fin de saison estivale où se mêlent toujours allègrement gens du cinéma, journalistes, “grand public” cinéphile et les touristes qui viennent pour profiter des plages moins bondées qu’en été?
Certes, le nombre de fidèles qui font chaque année leur pèlerinage sur le Lido a visiblement diminué ces dernières années, et c’est encore plus visible après que le « truck » de l’industrie s’est envolé pour Toronto , au grand bonheur d’ailleurs de tous les accrédités cinéphiles qui dès lors trouvent des places aussi dans les projections réservées à la presse et l’industrie.
Certes, Venise n’a jamais réussi à se doter d’un grand marché , mais elle est présente, l’industrie du cinéma , et surtout celle de l’Italie. Cela dit, elle reste peu visible en dehors des heures de projections sur tapis rouge, car la Mostra aime se retrouver entre soi au splendide hôtel Excelsior, ses jardins et sa plage, à quelques centaines de mètres du palais du festival, ou dans des fêtes le soir dans des endroits somptueux, sur d’autres îles ou à Venise même, dans un va-et-vient discret de bateaux .
Situé entre Locarno, petite étoile montante, et la grand-messe annuelle du cinéma à Toronto, la Mostra semble rester immuable sur son île, loin du bruit et de fureur, le dos tourné à la skyline mythique de Venise qui elle , s’enfonce lentement et inéluctablement dans la vase de la lagune.
Venise célèbre le cinéma, à sa façon, très à l’Italienne (et surtout en italien!) malgré la forte présence de professionnels étrangers, à quelques mètres de la plage où l’on peut siroter son Spritz entre deux projections en toute tranquillité en contemplant les baigneurs de l’arrière-saison qui eux, semblent se moquer de la myriade de grandes stars américaines toujours nombreuses à la Mostra, et qui défilent sous les flashs crépitant des appareils photo sur le petit tapis rouge déroulé devant la Sala grande, où des jeunes filles en robes au décolleté vertigineux avec leurs accompagnateurs en smoking et cheveux gominés qui flânent entre le palais du festival et l’hôtel Excelsior en cherchant des yeux des photographes.
Certes, ici aussi il y a des grappes de jeunes filles assises par terre devant la grande salle depuis le matin qui attendent l’apparition de leurs idoles sur le tapis rouge, mais tout cela reste très bon enfant, dans une ambiance quasiment familiale. Et même les grosses barrières, blocs de béton couverts de grands draps bleus pour faire plus joli , dressées à quelques centaines de mètres de tous les points d’accès au centre du festival et censées empêcher des camions fous d’écraser les festivaliers, ressemblent avec leurs policiers décontractés plutôt à un exercice de style, sans dégager cette menace de danger imminent si pesant en France, dont on se sent si merveilleusement loin ici.
En fait, tout se passe tellement ‘comme toujours ‘que l’on ne prête presque pas attention aux grandes nouveautés architecturales . Pourtant, la nouveauté n’est pas seulement énorme, mais aussi toute rouge, rouge brillant comme du sang frais— la nouvelle salle qui a été érigée à la place du fameux trou béant entouré d’affreuses barrières de chantier pendant ces dernières années et auxquelles on avait presque fini par s’habituer…
Pourquoi tant insister sur le contexte de ce festival? Parce que c’est bien cela, cette ambiance si particulière de la Mostra qui rajoute une valeur supplémentaire à une programmation bien équilibrée entre cinéma d’auteur et films grand public que l’on peut y découvrir ici en toute sérénité et qui donne la raison que l’on reste si attaché à cet endroit — même si beaucoup de films de la compétition partent immédiatement à Toronto, sortent le lendemain en salle ou sont même accessibles pour les journalistes sur des sites en ligne.
Et des grands films il y en avait pleinement encore cette année – tout d’abord en compétition avec deux films français lumineux et sublimes , Frantz, de François Ozon, et Une Vie, de Stéphane Brizé, qui se détachaient nettement du lot, avec The Woman Who Left, l’oeuvre singulière en noir et blanc d’une durée de près de quatre heures de Lav Diaz, tout comme le portait acide de Jackie – la femme de J.F.Kennedy, revu par le grand Pablo Larrain, ou l’excellent El Ciudadano Illustre de Mariano Cohn et Gaston Duprat,venant d’Argentine. En revanche, passons sous silence les films de quelques grands noms comme Wim Wenders, Andreï Kontchalovski ou même le très en vue Mexicain Amat Escalate, tandis que la projection à 22h du dernier opus de Terrence Malick s’était transformée en une véritable séance de torture. Les deux films italiens de la compétition, sans doute pas des chefs d’oeuvres, mais tout à fait regardables, avaient au moins le mérite d’être dépourvus de cette prétention insupportable.
Mais on aurait eu tort de se contenter de ne voir que les vingt films en compétition. Comme chaque année, les sections parallèles – Orrizonti et les Giornate degli Autori – réservaient nombre de bonnes surprises passionnantes venant des quatre coins du monde, comme, pour ne nommer que quelques titres, Malaria,le film audacieux de l’Iranien Parviz Shabarzi sur la vie des jeunes à Téhéran, Sameblod, le premier film d’Amanda Kernell, qui nous fait découvrir le racisme dans les années trente envers les Sami dans le Grand Nord de la Suède et la lutte d’une jeune fille pour réaliser la vie dont elle rêve, ou le film népalais White Sun, de Deepak Rauniyar. qui nous plonge dans la vie de villageois au Népal déchiré par les tensions politiques après la guerre civile. En revanche, la sélection de la Semana de La Critica fut moins convaincante, malgré son ovni punk colombien, le très bruyant Los Nadié, de Juan Sebastian Mesa, qui, avec sa petite troupe de comédiens hauts en couleur, avait au moins réussi à diviser à l’extrême son audience.
Barbara Lorey de Lacharrière
Les Prix de la Fipresci ont été décernés à : Une vie, de Stéphane Brizé (France, Belgique, 2016, 119 min) pour la compétition, et Kékszakállú, de Gastón Solnicki (Argentine, 2016, 72 min, section Orrizonte), pour une première oeuvre dans les sections parallèles
Le jury international présidé par le réalisateur britannique Sam Mendes, a décerné les prix suivants: Lion d’Or du meilleur film:
de Lev Diaz (Philippines); Lion d’argent Grand Prix du Jury: Nocturnal Animals de Tom Ford (États-Unis); Lion d’Argent de la meilleure mise en scène: deux prix remis à Amat Escalante (Mexique) pour La Region salvaje et à Andreï Kontchalovski (Russie) pour Paradise; Prix du meilleur scénario: Noah Oppenheim pour Jackie de Pablo Larrain (Chili); Prix spécial du Jury: The Bad Batch d’Ana Lily Amirpour (États-Unis); Coupe Volpi de la meilleure interprète féminine: Emma Stone dans La la Land de Damien Chazelle (États-Unis); Coupe Volpi du meilleur interprète masculin: Oscar Martinez dans El Ciudada Ilustre de Mariano Cohn et Gastón Duprat (Argentine); Prix Marcello Mastroianni du meilleur espoir: Paula Beer pour Frantz de François Ozon (France); Prix du meilleur film de la section Orizzonti: Liberami de Federica De Giacomo (Italie); Prix du meilleur réalisateur de la section Orizzonti: Fien Troch pour Home (Belgique)
Documentarist 2016 – les 9e Journées du documentaire d’Istanbul
Le festival Documentarist d’Istanbul, qui s’est déroulé du 28 Mai au 2 Juin, est un véritable bijou, avec une sélection internationale de films de grande qualité, qui brillent souvent par la profondeur de leur propos. Aujourd’hui dans sa neuvième édition, le festival est composé de nombreuses catégories ordonnées selon ses différentes sections: queer, musique, danse, etc. Il a également proposé cette année une rétrospective du très talentueux réalisateur Serbe Želimir Žilnik.
Le thème général du Documentarist 2016 était celui de la censure. La comédienne turque Füsan Demirel a incarné cette année le rôle d’égérie du festival : à la fois par son visage – l’affiche du festival en est une version pixellisée sur fonds rouge vif – et en tant que présidente du jury pour le prix Nouveau Talent. En apprenant ce qui est arrivé à l’actrice en 2015 – une allusion aux Pershmergas lors d’un entretien pour un magazine féminin avait alors déclenché une forte campagne médiatique de dénigrement et d’attaques à son égard – je me suis souvenue de l’importance que peut avoir un festival de cinéma dans une époque comme la nôtre : une plate-forme qui a la possibilité de remettre en jeu la parole des médias dans la société.
Un festival dans la ville d’Istanbul, face-à-face collé-serré entre l’Est et l’Ouest, est un lieu unique pour mettre en question le rapport entre une vérité et la censure, les observer et penser les limites entre réalité et fiction. Projet ambitieux, s’il en est. Le festival est organisé par une équipe passionnée, qui aura sélectionné des œuvres à la fois subversives et d’une vivacité d’esprit incroyable. Le directeur du festival, Necati Sönmez, annonce d’entrée son ambition dans l’éditorial du programme du festival, dont le titre est sans ambages : « Le documentaire contre les mensonges qui nous entourent« . Ce qu’il écrit vaut la peine d’être cité: « L’année dernière il n’y avait pas encore eu de massacre à Suruç, à Ankara, à Paris et à Baga. Le massacre organisé n’était pas encore devenu la réalité des villes Kurdes et les réfugiés syriens n’avaient pas été vendus à la Turquie pour 3 milliards d’Euros par les Etats-membres de l’Union Européenne – les mêmes qui avaient pleuré pour l’enfant Aylan seulement quelques mois auparavant. »
Dans le documentaire turc intitulé Only Blockbusters Left Alive: Monopolizing Film Distribution in Turkey nous présente un panorama du cinema en Turquie. Il souligne que près de 50% du marché turc passe, d’une façon ou d’une autre par le biais d’un seul canal: celui du géant Mars Distribution (acheté en avril par le groupe sud-coréen CJ-CGV), impliqué dans la gestion de la production, de la distribution des films ainsi que dans l’exploitation des salles de cinéma. Et qu’en dépit d’une hausse de la production cinématographique turque, les films locaux trouvent avec de plus en plus de difficultés des opportunités de projection dans les salles de cinéma. Le film revient sur le procès aux États-Unis de Paramount Pictures en 1948, poursuivi au motif de l’entorse faite aux lois antitrust dont le rôle était d’assurer la transparence dans l’industrie du film et de maintenir la concurrence sur le marché. Aujourd’hui, de telles questions se posent toujours, et sans aucun doute, à une échelle plus grande encore, à l’heure du renforcement des sociétés comme Netflix qui dominent la diffusion cinématographique sur Internet. Verrons-nous un revirement de situation, ou assisterons-nous à la mort lente et dans la douleur des productions indépendantes de ces grands canaux de diffusion?
Cette tendance était malheureusement illustrée par le festival lui-même. Malgré la qualité des films, la présence fréquentes des réalisateurs et les projections organisées dans les salles de cinéma prestigieuses et centrales d’Istanbul, le public restait réduit.
Le prix FIPRESCI de la critique internationale a été gagné par le film Pakistanais A Walnut Tree (Ceviz Ağacı) de Ammar Aziz. Le film décrit la situation des habitants d’un petit village qui doivent fuir ce dernier à cause de la présence des Talibans au Pakistan. Une mention spéciale doit être accordée au travail de photographie, assuré par Danyal Rasheed de façon admirable à qui l’on doit la beauté colorée et intense des images qui invite à méditer sur le message qu’il porte.
Colette de Castro
In memoriam Marcel Martin
Né le 12 octobre 1926 à Nancy, Marcel Martin, après des études de lettres, de philosophie et de filmologie, s’est vite orienté vers la critique de cinéma, telle qu’elle se développe en particulier dans les publications liées aux mouvements d’éducation populaire d’après-guerre. Dès 1956, il écrit à « Cinéma », une revue mensuelle issue de la Fédération Française des Ciné Clubs ; puis il fait partie des rédacteurs qui quittent « Cinéma » pour fonder « Ecran » : Marcel Martin y reste de 1972 à 1979. À la disparition d’« Écran », Marcel Martin rejoint « la Revue du cinéma ». S’il brandissait le drapeau de la curiosité cinéphilique, qui l’avait conduit à rejoindre parmi les premiers le comité de sélection de la Semaine Internationale de la Critique Française – première section parallèle du Festival International du Film – il ne cachait pas non plus son appartenance au PCF. C’est ainsi qu’il collabora aux « Lettres Françaises », et à « Regards », puis à « Révolution ».
Dès 1955, le critique se fait théoricien, analysant le langage du cinéma avant même les premiers sémiologues : « Le Langage cinématographique », paru en 1955 aux Editions du Cerf, est traduit et publié dans toutes les langues de communication majeures, dont le russe, le chinois et le japonais. La notoriété ainsi acquise par Martin lui vaut de devenir conférencier à l’université Nippon et à l’université Seishin (Sacré Cœur) à Tokyo, à celle de Montréal, et aussi à celle de Santa Barbara en Californie.
Pour autant Marcel Martin reste attaché à l’étude des cinéastes ; il publie un « Robert Flaherty » dans la collection Anthologie du cinéma en 1965, un « Jean Vigo » dans la même collection en 1966, un « Charles Chaplin » chez Seghers en 1966. Il étudie aussi de vastes ensembles cinématographiques : « Le Cinéma soviétique par ceux qui l’ont fait » (1966), « Le Cinéma français depuis la guerre » (1984), « le Cinéma soviétique de Khrouchtvev à Gorbatchev » (1993).
Critique engagé, fin analyste des formes cinématographiques, Marcel Martin fut le premier Secrétaire général de la Fédération internationale de la Presse Cinématographique. Il en devint président le jour où il renonça à en assurer le secrétariat, puis président d’honneur au terme de ses quatre années de mandat. Il avait reçu le Prix de l’UJC 2010 pour l’ensemble de son oeuvre.
Cannes 2016: Le jeune Brésil a soixante ans
Sur les vingt-et-un films de la compétition cannoise 2016, près de la moitié se présentent comme des portraits de femmes. D’un personnage à l’autre, d’une actrice à l’autre, la galerie qui s’est construite au fil des jours est extraordinaire. Solitaire et auto-sacrifiée à sa cause (le docteur Jenny joué par Adèle Haenel, dans La fille inconnue), ou au contraire solaire et voyageant en meute (Sasha Lane dans American Honey), démon dans un corps d’ange (Elle Fanning dans The Neon Demon), mutines, cruelles et joueuses en tandem (Kim Min-Hee et Kim Tae-ri dans Mademoiselle), ou hantée et comme emmurée vivante dans ses silences (Kristen Stewart dans Personal Shopper), mère absente (Marion Cotillard dans Mal de Pierres) ou brisée (Emma Suárez dans Julieta), ou tout simplement rebelle à toute étiquette (Isabelle Huppert dans Elle), les héroïnes cannoises 2016 ne se ressemblent pas, sinon en ce qu’elles sont toutes, à leur manière, de fortes femmes, et de fortes têtes.
Au terme de ce festival, l’une des femmes d’exception qui semble vouée à hanter le plus longtemps les pensées du cinéphile nous vient du cinéma brésilien. Dans Les bruits de Recife, son précédent long métrage, c’était au travers d’une mosaïque de caractères que le réalisateur Kleber Mendonça Filho travaillait un tableau vigoureux du Brésil contemporain pétri de contradictions : affamé d’opulence et de confiance en soi, obsédé par la sécurité et les caméras de surveillance, trop attentif aux bruits de la rue, du voisin, ou aux aboiements d’un chien, s’attardant dans un rapport de castes et de classes que l’on voudrait croire d’un autre temps.
Aquarius se situe au revers de la médaille, dans la poche de résistance à la paranoïa. Et comme pour bien signifier que la tendance est du côté des peurs ordinaires des Bruits de Recife, l’exception que Kelber Mendonça Filho s’attache cette fois à peindre ne tient même pas à une poignée d’êtres mais à une seule femme, Clara. On l’attrape d’abord dans sa première jeunesse, rescapée à cheveux courts d’un cancer, sur laquelle on ne s’attardera pas trop longtemps. Ce qui intéresse le cinéaste, c’est la seconde jeunesse de Clara, à soixante ans. Désormais seule dans l’appartement qui a vu grandir sa famille, elle est la dernière occupante d’un vieil immeuble, l’Aquarius, dont un promotteur immobilier a réussi à tout racheter sauf la partie qu’elle occupe.
Il y a dans le simple fait de rester là, dans ce no man’s land au milieu de la ville, une première forme de résistance – au tsunami immobilier, et à tout ce qu’il dit de cette société prisonnière d’elle-même que l’on voyait déjà dans Les Bruits de Recife. Mais il y a également la manière de rester là. Clara ne se contente pas d’occuper le terrain : elle y vit pleinement. Son hédonisme solitaire, ses siestes dans le hamac qui est dans son salon, son appétit de jeunesse et de sexe, y apparaissent comme une provocation seconde, secrète mais plus puissante peut-être que la confrontation verbale – toute de fausses politesses et sarcasmes – aux hommes en costume. Ce n’est pas par entêtement de femme au début de sa vieillesse qu’elle reste, c’est tout l’inverse : parce qu’elle se fout de tout cela, des gros sous et des beaux discours sur la modernité et l’aménagement du territoire urbain. C’est Recife qui a vieilli, qui s’encroûte dans la gentrification en faisant des mines de vieille coquette. Clara, avec sa chevelure noir corbeau et sa silhouette de danseuse, porte ses rides comme une armure, et elle a dans les yeux une flamme presque guerrière. Peut-être parce qu’elle a une fois déjà affronté la mort, elle avance sans peur au milieu d’une ville, d’un pays entier peut-être, qui ne distingue plus la réalité de ses cauchemars.
De ce personnage superbement écrit, merveilleusement filmé, Sonia Braga fait une interprétation hypnotisante. Quand bien même Kleber Mendonça Filho continue de déployer en arrière-plan son questionnement sur la société brésilienne contemporaine, on ne peut pas plus que l’objectif détacher les regards de cette force vive qu’est l’actrice, si vive qu’elle intimide, voire qu’elle repousse loin d’elle – en témoignent les relations difficiles avec ses propres enfants. Il y a quelque chose d’icarien à s’attacher à un tel personnage : tout le film irradie dans sa lumière, et elle manquerait à chaque instant de brûler tout le film, si la maîtrise remarquable du cinéaste ne venaient lui redonner sans cesse la place qui devait rester la sienne. C’est le monde à l’envers. Le jeune Brésil des Bruits de Recife, que l’on entrevoit aussi dans Aquarius au travers du jeune promoteur immobilier par exemple, est vieux avant l’âge. Le Brésil de soixante ans, tel qu’il se reflète ici dans les yeux d’une femme, a dans sa résistance discrète et entếtée, dans son obstination à jouir, une aura punk salutaire dont les gamins en costume feraient bien de prendre de la graine.
Noémie Luciani
Palme d’or: I, DANIEL BLAKE (Moi, Daniel Blake) de Ken LOACH
Grand Prix: JUSTE LA FIN DU MONDE de Xavier DOLAN
Prix de la mise en scène : ex æquo
Cristian MUNGIU pour BACALAUREAT (Baccalauréat) et Olivier ASSAYAS pour PERSONAL SHOPPER
Prix du Scénario: Asghar FARHADI pour FORUSHANDE (Le Client)
Prix du jury: AMERICAN HONEY de Andrea ARNOLD
Prix d’interprétation féminine: Jaclyn JOSE dans MA’ ROSA de Brillante MENDOZA
Prix d’interprétation masculine: Shahab HOSSEINI dans FORUSHANDE (Le Client) de Asghar FARHADI
Prix Vulcain de l’artiste-technicien (CST): SEONG-HIE RYU, pour MADEMOISELLE de PARK Chan-Wook.
Palme d’or du court-métrage: TIMECODE de Juanjo GIMENEZ
Caméra d’Or: DIVINES de Houda BENYAMINA (présenté dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs)
Prix de la Critique Internationale (Fipresci) pour la competition: TONI ERDMANN de Maren Ade (ci-dessus)
Prix Fipresci pour Un Certain Regard: CAINI (Dogs) de Bogdan Mirica
Prix Fipresci des sections parallèles: GRAVE (Raw) de Julia Ducournau
La 34ème édition du Fajr Festival international de cinéma de Téhéran (Iran) – 20-25 avril 2016
Si le Fajr Festival existe depuis plus de trente ans, ses organisateurs, le directeur Reza Mirkarimi et ses principaux collaborateurs Amir Esfandari, Reza Kianian et Jafar Sanei Moghadam avaient à cœur de lui donner une tournure plus internationale, aussi bien dans le choix des films, l’importance du Marché que dans le choix des locaux. Cette année le Fajr a donc pris ses quartiers dans un très beau bâtiment récent, dans le centre animé de Téhéran. Au-dessus d’un centre commercial, le Festival est installé sur trois étages où se répartissent les bureaux, le Marché du film et l’espace restauration, le dernier étage étant réservé à de très belles salles de projection. Les festivaliers sont ravis et accueillis avec le sens légendaire – mais toujours bien vivant – de l’hospitalité perse.
La professionnalisation de ce Festival, qui depuis deux ans s’ouvre au-delà de la production iranienne, s’accompagne d’une rigoureuse sélection de films internationaux. La qualité était au rendez-vous et assez audacieuse dans un pays où le pouvoir religieux est historiquement méfiant vis-à-vis du cinéma. On a pu voir des films très différents, comme le montre le palmarès final, et deux programmes de courts-métrages d’excellente qualité ont complété la sélection officielle.
Les prix ont été remis lors d’une superbe cérémonie de clôture, bien réglée et mise en scène avec astuce. Elle s’est terminée en musique par un groupe de femmes accompagnées d’instruments locaux dont les voix ont su enchanter les spectateurs.
Dans la compétition internationale, le prix du meilleur film a été attribué à Béliers de Grimur Hakonarson (Islande/Danemark) et celui du meilleur réalisateur à Frenzy d’Ermin Alper (Turquie/France/Qatar). Dans la compétition asiatique, ce furent respectivement Walnut Tree de Yerlan Nurmukhambetov (Kazakhstan) et Madame Courage de Merzak Allouache (Algérie/France) et le jury inter-religieux a primé les documentaires Zemnaco de Mehdi Ghorbanpour et Love Marriage in Kabul d’Amin Palangi (Afghanistan/Australie).
Hors compétition, on a pu voir des films qui quittent rarement les écrans locaux et permettent aux visiteurs extérieurs de découvrir tout un pan de la société iranienne.
Les films dit « de propagande » ne sont pas une section en soi mais une catégorie de films qui étonnent toujours les visiteurs occidentaux, tant ils sont inhabituels dans les grands festivals classiques. Ce sont souvent des fresques historiques où des religieux luttent contre un pouvoir corrompu, ou des récits hagiographiques autour de la vie d’un prophète ou d’un personnage saint. Ils peuvent bénéficier de très gros budget et d’une mise en scène très professionnelle, comme Mohammed le messager de Dieu de Majid Majidi ou Iran’s Orphanage d’Abolghasem Talebi (récit d’un soulèvement contre le mandat britannique en 1918). Ou être de très mauvaise qualité comme le film iraquien The Martyr d’Abdul Aleem Taher. On a pu voir aussi un maladroit film d’espionnage, Mina’s Option de Kamal Tabrizi, situé à l’époque de la guerre Iran-Irak. Enfin, on peut ranger dans cette catégorie et venant d’Azerbaïdjan Bloody January de Vahid Fuad Mustafa Yev, sur les massacres soviétiques du 20 janvier 1990.
Dans les films iraniens, la famille est toujours au cœur d’une intrigue montrant combien il est difficile de vivre ensemble lorsque chaque individu a ses propres désirs, souvent peu compatibles avec ceux des autres. Sans doute une métaphore d’une société très respectueuse des traditions mais où les individus aspirent à plus de liberté et d’autonomie. Dans ces familles, on trouve souvent un enfant adulte souffrant de handicap – My Brother Khosrow d’Ehsan Biglari ou Sister de Marjan Ashrafizadeh – et encore quelques « farhadesqueries » (médiocre imitation des films d’Asghar Farhadi) comme Blind Point de Mehdi Golestani. Et une pépite, Breath de Narges Abyar où la réalisatrice retrace une enfance pleine de fantaisie, avec la révolution islamique en toile de fond et quelques incrustations d’animation pour les passages les plus délicats.
Il est toujours difficile de comprendre le poids réel de la censure et les difficultés rencontrées pour organiser une telle manifestation dans un pays où le pouvoir religieux impose des contraintes morales aux images et à l’idée même de la représentation divine et humaine. Les organisateurs se soucient d’abord du bien-être des festivaliers et refusent avec élégance et pudeur d’évoquer ce qui ne va pas… Mais ils ont réussi à faire un beau festival professionnel qui mérite plus d’attention de la part du monde occidental.
Magali Van Reeth
Pour la liberté d’expression en Turquie
Communiqué de Presse du 10 avril 2016
L’Union des Journalistes de Cinéma s’associe à la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique dont elle est membre pour regretter la violation croissante de la liberté d’expression en Turquie. Elle souscrit complètement au communiqué de la Fipresci qui suit.
« Les critiques et journalistes de cinéma représentant 23 pays présents à l’Assemblée Générale de la FIPRESCI, la Fédération Internationale de la Presse Cinématographique, rappellent à l’unanimité leur attachement indéfectible pour la liberté culturelle, académique, cinématographique et journalistique dans le monde. Ils expriment en particulier leur inquiétude à propos de la violation croissante de la liberté d’expression en Turquie. »
Les prix 2016 de l’UJC
L’Union des Journalistes de Cinéma a décerné ses prix lors d’une réception à la Mairie du 4e arrondissement de Paris, sous le patronage de son Maire, Christophe Girard :
- le Prix de l’UJC 2016, pour l’ensemble de sa carrière, à Sophie Avon
- le Prix de l’UJC de la jeune critique 2016 à Thomas Aidan
- le Prix de l’UJC de la meilleure biographie ou du meilleur entretien 2016 à Samuel Blumenfeld pour ses entretiens commentés dans « M, le Magazine ».
- La Plume d’Or 2016 du meilleur journaliste de cinéma de la Presse étrangère en France, enfin, a été décernée pour la onzième fois conjointement par l’UJC et l’Association de la Presse Etrangère à Min Liu.
- Les prix ont été décernés par le Président de l’UJC, Jean Roy, en présence de Costa-Gavras, également récipiendaire du Prix de la Mémoire du cinéma de l’APE
Cartagène 2016
Kalt in Kolumbien -A la recherche du film perdu
Il est très peu probable que quelqu’un ait vu ou même entendu parler du film allemand Kalt in Kolumbien , réalisé à Cartagena en 1985 par l’ acteur allemand Dieter Schidor . Dans tous les cas , c’était un film totalement inconnu pour moi. Donc la présentation courte et très énigmatique dans le catalogue du festival de Cartagena d’une installation vidéo intitulée Frio in Colombia d’Ana María Millán, une artiste colombienne vivant à Berlin, a vivement suscité ma curiosité .
« La tragédie a frappé la plupart des personnes qui ont participé à Kalt in Kolumbien peut-on y lire, « mais en dépit de son faible argument, le film contient une foule de références politiques , culturelles et sexuelles de la Colombie des années quatre-vingt , qui attirait les riches étrangers rêvant des plaisirs d’un paradis tropical totalement en proie à la corruption. »
Il semblerait que le film dont la première eut lieu à Toronto en 1985, soit passé brièvement à la Berlinale en 1986 mais qu’il ait disparu pour des raisons « bureaucratiques» dans une archive à Hambourg où il aattend depuis l’autorisation de distribution. La seule copie disponible du film, une bande vidéo fortement dégradée, avait été conservée par le célèbre vidéaste allemand Marcel Odenbach, qui d’ailleurs a également participé au film de Schidor , et qui a servi de source principale pour l’installation vidéo de A. Mellin . Accueillie au sein de l’université populaire « Bellas Artes y Ciencias » de Bolivar dans la vieille ville de Cartagena, un vaste bâtiment magnifique très animé et chaleureux, l’installation s’avéra être un événement tout à fait confidentiel dont personne ne semblait connaître l’existence. Et bien qu’elle aurait dû être ouverte au public , il a fallu un certain temps pour trouver quelqu’un qui ouvre la porte de la salle d’exposition et démarre les trois écrans vidéo, installés en parallèle.
Chaque écran envoie une série de sequences non consécutives qui me rappelaient étrangement tantôt un film de série B bizarre tantôt une vidéo ‘underground,’ tournée dans un environnement tropical post-colonial et joué par des acteurs de toute évidence non-professionnels – des courtes scènes impossibles à placer dans un contexte reconnaissable. Elles alternent avec des images très Warholien d’une jolie femme mystérieuse aux cheveux courts assise dans un jardin luxuriant, d’une autre femme aux cheveux longs, qui apparaît également dans les séquences filmées, appuyée contre un mur bleu et fixant l’objectif avec un regard intense, un jeune homme en maillot de bain, d’une sensualité rappelant vaguement celle d’un Helmut Berger jeune, qui se love langoureusement contre une femme sur le bord d’une piscine, ou encore une fois le même garcon, embrassant lascivement une femme – ou est-ce un homme ?
A la recherche de quelques éclaircissements sur ce que j’avais vu, j’ai decouvert sur le site web de l’artiste un essai de Michele Faguet, curatrice berlinoise. Elle y explique que Frío en Colombia « réduit un récit déjà bancal à une série squelettique des scènes non consécutives interprétées par des acteurs colombiens pour la plupart amateurs, y compris Karen Lamassonne (une artiste colombienne bien connue) qui est revenue à Cartagena pour réinterpréter son rôle pour l’installation. Certains acteurs jouent plusieurs rôles. (…) Cette reconstitution –- aussi précaire et performative que l’original, mais dont les intentions sont peut-être moins opaques — est ensuite divisé en trois projections de sorte que la linéarité du récit est encore disséquée en fragments, mettant en avant l’historicité des circonstances qui ont été réunies pour produire ce film étrangement oblique « .
Soit…
Mais quoi que l’on puisse penser de cette installation “étrangement oblique”, ou pluôt totalement opaque tout au moins pour qui n’a pas vu le film original et qui n’est pas familier avec l’histoire colombienne des années quatre-vingt, elle a sans aucun doute le grand mérite de non seulement resuciter cet obscur film colombiano-allemand, mais d’éclairer une période importante pourtant effacée de l’histoire du festival du film de Cartagena, et , en arrière-plan les mouvements culturels indépendants colombiens, comme le célèbre ‘Cali group’. Et last but not least, elle rappelle une partie de l’histoire ‘queer’ colombienne – un sujet réprimé dans la tradition culturelle nationale.
Dans le même temps, comme tient à souligner le programmateur du festival Pedro Adrián Zuluaga « elle questionne les thematiques post-coloniales importantes telles que l’appropriation culturelle et l’imitation culturelle, en ‘re-interprétant les faits importants et les symboles de notre tradition conservatrice. »
Mais qu’était-ce exactement, le film Kalt in Kolumbien ? Quels étaient ses liens avec la Colombie dans les années quatre-vingt? Et quels ont été ces événements tragiques qui ont frappé les protagonistes?
Tout a commencé au début des années quatre-vingt, quand Victor Nieto, Jr., le fils du fondateur du Festival de Cartagena, en a repris les rênes et, avec une programmation osée et audacieuse, a transformé le festival en un ‘hotspot’ pour cinéastes d’avant garde, acteurs et artistes non seulement de l’Amérique latine, mais aussi de l’Europe et des Etats Unis comme Barbet Schroeder, Nestor Almendras, Bulle Ogier, Benoit Jacquot, Dominique Sanda, et Bernardo Bertolucci, pour ne citer que ceux-là. Pour Luis Ospina, emblématique cinéaste colombien, cétait l’Age d’Or du festival. D’ailleurs, Ospina, co-fondateur avec Andrés Caicedo et Carlos Mayolo, du très prolifique collectif bohème “Cali group”, qui a révolutionné le cinema , les arts et de la littérature colombiens, dans les années 1970 et 80, était célébré cette année au festival de Cartagena avec un hommage et une retrospective .
« L’Age d’Or” peut sembler une expression assez paradoxale si l’on pense à la situation politique de la Colombie ces années là. A cette époque, le pays souffrait terriblement de l’extreme violence du narcoterrorisme, des escadrons de la mort et de la guérilla. Mais à Cartagena, telle une île tropicale paradisiaque presque intacte quand le reste de la Colombie, était à feu et à sang, dévasté par les cartels de Cali et de Medellin, le festival a fleuri comme un véritable pôle créatif qui, d’après Ospina, a rendu tous ceux qui y participaient « follement heureux » , sans oublier les “wild parties de « dimensions anthologiques » dont beaucoup se souviennent encore avec nostalgie..
C’est à la même époque, que Cartagena est devenue aussi une destination préférée de l’élite culturelle et politique américaine comme les Kennedy et Rothschild , Yoko Ono ou Greta Garbo. Tous y ont passé leurs vacances dans le manoir colonial magnifiquement restauré de l’ancien conservateur et marchand d’art d’Andy Warhol, Sam Green, devenu aujourd’hui un hôtel de luxe. Comme s’en souvient Ospina, quand Rainer Werner Fassbinder est venu avec Harry Baer et Peter Chatel à Cartagena, les trois hommes ont hautement apprécié les ‘spécialités locales’, et en particulier la coke qu’ils trimballaient partout dans un grand sac plastique de supermarché. Cependant,. Fassbinder a passé la plupart de son temps à travailler enfermé dans sa chambre, y dictant sur un magnétophone les scripts de Berlin Alexanderplatz de Döblin et Cocaine de Pitigrilli.
En 1983, après sa mort soudaine, l’acteur et producteur Dieter Schidor a présenté au Festival de Cartagena Querelle, le dernier film de Fassbinder, et son propre documentaire sur le tournage du film, qui inclut d’ailleurs la dernière entrevue avec Fassbinder, juste quelques heures avant sa mort. L’acteur allemand, tombé totalement sous le charme de la ville et son ambiance très particulier, est revenu à Cartagena deux ans plus tard avec un projet de film et une joyeuse bande d’acteurs et d’amis, parmi lesquels l’acteur Burkhard Driest, Gary Indiana, un journaliste américain et critique d’art du Village Voice, et le cameraman Rainer Klausmann. Du côté colombien, Karen Lamassonne, figure emblématique du groupe Cali et Victor Nieto, Jr., le directeur du festival complétaient l’équipe. Le pitch-line du film était simple, Un allemand vient en Colombie prétendant enquêter sur le commerce de la cocaïne, mais en réalité il est à la recherche d ‘un ancien ami qui l’avait trahi et dont il voulait se venger
Pour citer Michele Faguet, qui semble avoir vu la bande vidéo originale, le film fait « clairement référence aux événements politiques de l’époque comme l’assassinat du ministre de la Justice Rodrigo Lara Bonilla ou l’extermination de l’Union patriotique, et les personnages allemands fictifs, Hans Malitzky et Philip Grosvenor, representent apparemment des personnages réelles , en l’occurence Pablo Escobar et Sam Green, (..) Mais en definitive, le scenario n’a pas de vraie trame dramatique, et en l’absence di’ntrigue perceptile, l’action se déroule à travers une série de rencontres chargées de conversations laconiques, regards perçants et des scènes aux connotations gay, incarnées par un certain Ricardo, le seul personnage visiblement colombien et objet de désir de tout le monde, en particulier d’Ulrike, la narratrice lesbienne du film.Le peu du paysage urbain qui soit montré est magnifiquement décrépi , ses résidants anonymes et indolants, tranchent avec les étrangers névrotiques et décadents qui quittent rarement les espaces intérieurs confinés qu’ils habitent. «
La rumeur veut que tout le film était en fait une couverture pour un vaste trafic de drogue international. Mais peu importe que cette rumeur soit vraie, ce qui ressort, si nous suivons Michele Fargues, » le film est le portrait d’une décennie pour laquelle la Colombie est le plus célèbre l’image d’un lieu paradisiaque, corrompu par la demande insatiable des pays industrialisés pour le plaisir chimique. « .
Mais alors, tout à fait imprévu, s’insinue dans cette Cartagena paradisiaque le ravage silencieux d’une nouvelle maladie, le SIDA. Juste après la sortie du film Kalt in Kolumbien, la mort rôde et change la vie de beaucoup de ceux qui y ont participé. En 1986, le partenaire de longue date de Dieter Schidor, l’acteur et producteur néo-zélandais Michael McLernon, qui a également travaillé sur de nombreux films de Fassbinder, meurt du SIDA, tout comme un autre acteur proche de Fassbinder, Peter Chatel.
Désespéré, Schidor, tente de se suicider, mais meurt finalement du sida un an plus tard en 1987 à Munich. La même année, à Cartagena, Victor Nieto, Jr. est balayé à son tour par ce que l’on appellait en Colombie honteusement « la maladie ».. Sa mort marque clairement la fin d’une époque du festival du film de Cartagena. Il ne sera plus jamais le même. Chose intéressante, à l’exception de quelques articles et de contributions de ses amis proches comme Luis Ospina, il est difficile de trouver une quelconque référence à Victor Nieto, Jr., y compris la date de sa mort,.
Barbara Lorey
(y compris la traduction des extraits du texte de Michele Faguet)
Ci-contre: Le jury FIPRESCI a décerné son prix au film chilien Much Ado About Nothing (Aquí No Ha Pasado Nada) d’Alejandro Fernández Almendras
Une Berlinale 2016 très politique
La tradition d’engagement politique du Festival de Berlin, la « Berlinale », n’a pas été démentie en 2016, avec une programmation, un jury… et un palmarès, très politiques, sous l’angle de l’aide et de la protection des réfugiés du Moyen-Orient.
Dès les premières déclarations aux journalistes de Dieter Kosslick, qui dirige la manifestation depuis quinze ans, et même lors de la conférence de presse du jury dirigé par une Meryl Streep fort militante, la 66° édition du Festival fut en effet placée sous l’angle de l’appui à la politique d’ouverture des frontières aux réfugiés de la chancelière allemande, Angela Merkel. Le festival organisa même directement une collecte de fonds pour aider les réfugiés en disposant des troncs près de ses salles de cinéma! Il est vrai que la Berlinale se déroule dans une ville de tradition politique d’ouverture, et que le festival lui-même avait d’ailleurs constitué une passerelle entre l’Est et l’Ouest du temps de la Guerre Froide, ce qui lui donne un long historique dans ce domaine.
On ne fut donc pas trop surpris de découvrir à l’audition du palmarès de la compétition officielle que la récompense suprême, l’Ours d’Or, fut décerné par le jury à Fuocoammare, de l’italien Gianfranco Rosi, un film documentaire poignant tourné pendant toute l’année 2015 sur l’île de Lampedusa, où tant de personnes fuyant le conflit en Lybie, notamment, se sont retrouvées, quand l’infortune n’avait pas fait couler leurs fragiles esquifs dans la Méditerranée. Il s’agit évidemment d’un choix très politique, mais aussi professionnellement hardi, puisqu’on peut penser que le film aura un succès d’estime, mais n’atteindra probablement pas les cimes du box-office dans les pays où il sortira. La dimension éthique de Fuocoammare lui valut d’ailleurs également le grand prix œcuménique. Son dauphin, l’Ours d’Argent, confirma l’orientation politique du jury, puisqu’il s’agit de Mort à Sarajevo, une parabole grinçante de Danis Tanovic, le cinéaste révélé par le prix du meilleur scénario pour No man’s land au Festival de Cannes en 2001. Il s’agit d’une adaptation de la pièce Hôtel Europa, de Bernard-Henri Levy, dont on connait l’investissement pour la paix durant la guerre civile en Bosnie. Le talent de Danis Tanovic fut également salué par le Prix Fipresci de la Critique Internationale pour la compétition.
Dans la même ligne d’exigence et d’affirmation de ses valeurs politiques, le jury décida d’octroyer l’Ours d’argent « Alfred Bauer » destiné à un film « ouvrant une nouvelle perspective » à un docu-fiction en noir et blanc de… 482 minutes, A lullaby to the sorrowful mystery. Cette œuvre méticuleuse du réalisateur philippin Lav Diaz part en quête de la mémoire de Andrès Bonifacio y de Castro, l’un des deux leaders les plus célèbres de la révolution philippine contre les colons espagnols, avec José Rizal, exécuté comme lui après un long combat.
Au sein de ce palmarès très politique, on le voit, la France fut récompensée par l’intermédiaire de l’Ours d’Argent de la meilleure réalisation décerné à Mia Hansen-Love pour L’Avenir. Elle y dirige magistralement Isabelle Huppert, sans doute la meilleure actrice française du moment, qui aurait d’ailleurs tout autant mérité le prix d’interprétation. Elle y incarne une professeure de philosophie à l’université qui voit sa vie littéralement tomber en ruine, aussi bien maritalement que professionnellement, en outre de façon imprévisible et brutale. Pourtant, elle s’en remet, et continue sans hésiter ou presque sa vie sur cette nouvelle donne, petite silhouette fragile pourtant redressée par l’idée de ne plus se préoccuper dorénavant que de l’avenir. Mia Hansen-Love semble ici prendre un peu la suite de Claude Sautet, avec cette geste d’un personnage et de la chronique de ses liens avec son entourage, dans une réalité quotidienne qui les dépasse tous sans toutefois obérer une certaine légèreté bienvenue.
On signalera enfin le double couronnement du Tunisien Mohammed Ben Attia, qui reçut pour Hedi l’équivalent berlinois de la Caméra d’Or, le Prix du meilleur premier film, qui valut également le prix du meilleur acteur à son interprète principal, Majd Mastoura, tandis que Trine Dyrholm fut la récipiendaire du prix de la meilleure actrice pour son rôle dans La Commune, de Thomas Vinterberg, un retour sur les rêves de vie collective des années 1970.
Les sections parallèles aussi
On le sait, le Festival de Berlin se distingue de Cannes par son sympathique coté populaire, puisque toutes ses projections sont ouvertes au public payant : la bagatelle de 310.000 spectateurs cette année ! Et pour cause: la grande salle Marlène Dietrich de la compétition n’est qu’un des lieux de la Berlinale. Loin de se limiter à la « Potsdamer Platz » et à ses trois salles et complexes, le festival sait animer les diverses parties de Berlin, qu’il s’agisse de l’ancien « Berlin Est » et son cinéma « International » aux normes soviétiques d’antan ou son « Cubix » moderne, ou qu’il s’agisse de l’ancien « Berlin Ouest » dont l’épicentre est le cossu « Kufürstendam », avec son « ZooPalast » rénové ou son « Delphi », quartier général historique du « Forum ». On y voit les répétitions de la compétition, et, aussi et surtout, les films des deux principales sections parallèles du festival, « Panorama », que dirige Wieland Speck de longue date, et le « Forum International du jeune cinéma », mené maintenant par Christoph Terhechte. Ouvert par une pochade de John Michael McDonagh, War on everyone, que l’on peut voir comme une parodie des Blues Brothers, pas toujours convaincante, certes, « Panorama » sut pour le reste faire preuve de son intelligent éclectisme habituel. Le jury de la Fipresci y récompensa Aloys, du Suédois Tobias Nölle, une coproduction hélevéto-française. Pour le « Forum », la Fipresci récompensa ex-aequo Barakah rencontre Barakah, de Mahmoud Sabbagh, et Les Sauteurs, d’Abou Bakar Sidibé, Estephan Wargen et Moritz Siebert.
Un marché du film aux prises avec l’arrivée d’Internet
Le Festival de Berlin est aussi le premier rendez-vous de l’année des professionnels du cinéma de tous horizons, avec sa propension à faire découvrir des œuvres qui font souvent le bonheur des salles d’art et d’essai du monde entier, même si des films à grand public s’y traitent aussi. A cet égard, la venue de George Clooney à l’occasion de la projection d’Ave César en ouverture de gala du festival aida sans aucun doute considérablement les ventes au marché d’un film qu’il va bientôt diriger, Suburbicon, dont les frères Coen ont écrit le scénario (il fut finalement acheté à grand frais par la Paramount). Mais il faut surtout noter cette année l’emprise croissante qu’ont sur les ventes internationales de films des compagnies comme Netflix, et maintenant Amazon, qui ont des besoins de catalogue de plus en plus importants pour satisfaire leurs abonnés électroniques, et ont les moyens de faire monter les prix plus haut que les acheteurs traditionnels du cinéma. Cela n’est pas sans poser question quant à l’avenir de nombre de petites compagnies spécialisées, et, indirectement, du cinéma d’auteur en salles. Comme d’habitude, Unifrance abrita plusieurs dizaines de professionnels français dans un astucieux espace semi-ouvert de petits bureaux de travail.
Comme on s’en doute, la Berlinale se réverbère aussi en de nombreux événements parallèles. Ainsi, « Talent campus » a maintenant atteint une dimension considérable dans l’aide à l’éclosion de futurs jeunes talents dans toutes les professions du cinéma, comme aussi « Shooting Stars », l’opération que l’European Film Promotion, l’organisme de promotion fédérateur de ses homologues nationaux européens organise chaque année à Berlin pour mettre au premier plan quelques acteurs et actrices prometteurs. Comme l’an dernier, une petite section de la Berlinale était même consacrée aux séries télévisées, actant ainsi un ancrage dans la modernité qui complète son souci de l’actualité politique.
Philippe J. Maarek
Le 30° Festival international de cinéma de Mar del Plata (Argentine)
Le festival, fondé en 1954 par Evita Perron dans la station balnéaire de Mar del Plata, au sud de Buenos Aires, célébrait cette année sa trentième édition (il en manque quelques uns à cause des difficultés de l’Histoire économique et politique…). Le nouveau gouvernement de l’Argentine soutien pleinement son festival. Lors des cérémonies officielles, les interventions de Lucrecia Cardoso, présidente de l’Institut national du cinéma et des arts audiovisuels, étaient un hommage passionnel à l’importance de la culture dans la vie quotidienne, exprimant avec virulence un soutien enthousiaste à la création et à la diffusion auprès d’un large public. Les médias locaux proposent quotidiennement des suppléments cinéma et les partenaires financiers sont présents sans être envahissants. La ministre de la culture Teresa Parodi a ouvert la cérémonie de remise des prix en commençant par cette phrase : « Le cinéma, résumé de tous les arts, est le miroir de la culture et par là même une forme d’expression essentielle pour que le peuple puisse construire son identité« .
Toutes les projections étaient accessibles au public, et se répartissaient dans les 5 cinémas de la ville, l’auditorium du casino pour les films de la compétition officielle, et le musée d’art contemporain pour les rétrospectives gratuites. Pour la première fois cette année, il y a aussi eu une projection sur la plage. Près de 120 000 spectateurs se sont déplacés pendant la semaine du festival pour voir quelques uns des 400 films proposés dans les différentes sélections. Le public de Mar del Plata est très enthousiaste et très cinéphile et comme il est surtout local, certains films ne sont pas sous-titrés en anglais, ce qui est dommage pour les rares visiteurs non-hispanophones. On se console en remarquant qu’ici, le maïs soufflé qu’on mange au cinéma est appelé « pochoclos » et non par l’habituel vocable nord-américain… Toutes les séances étaient quasiment pleines et on voit peu de monde sortir, y compris pour des films très austères comme le dernier film de Chantal Akerman, No Home Movie ou Santa Teresa y otras historias de Nelson Carlo de los Santos Aria (Mexique), un film à la limite du vidéo art, sans trame narrative évidente, qui a obtenu le prix du meilleur film dans la sélection latino-américaine.
La sélection argentine étant doté de nombreux prix financiers (aide à la distribution, à la post-production, etc.), on comprend comment l’Argentine est devenu, au cours de ces dix dernières années, un pays de cinéma à part entière, tant sur le plan de la quantité que de la qualité. 17 films argentins étaient présentés et, parmi eux, de jolies surprises. Notamment Como funcionan casi todas las cosas, premier long-métrage de Fernando Salem qui a obtenu le prix du meilleur réalisateur dans la compétition argentine. Avec une belle photo, un ton à la fois poétique et burlesque, c’est le portrait d’une jeune femme en deuil de son père, à la recherche d’une mère disparue, racontée par une mise en scène pleine de surprises. Une jolie comédie dramatique, Camino a la Paz de Francisco Varone est la rencontre d’un jeune homme désinvolte et d’un vieux monsieur musulman, embarqué dans un long voyage où ils apprendront à se connaître et à montrer un pays aux facettes multiples. Dans un tout autre genre, Pequeno diccionario ilustrado de la electricidad de Carolina Rimini et Gustavo Caluppo. Citant au générique Foucault, Debord, Deleuze (toujours très populaires en Argentine) et Walter Benjamin, ce film mélange, sur un rythme extrêmement rapide des images d’archives, une trame narrative de fiction et une mise en scène presque hypnotique pour rappeler tout ce qu’on a pu faire avec l’électricité, des grands groupes industriels (le travail à la chaîne) à la naissance du cinéma commercial (capturer l’âme humaine) en passant par la littérature (Jules Verne).
Dans la compétition internationale, c’est L’étreinte du serpent de Ciro Guerra (Colombie) qui est reparti avec le prix du meilleur film. Evocation du destin tragique des indiens d’Amazonie, ce film en noir et blanc rappelle les premières rencontres avec les Blancs, le choc des cultures différentes et la tentation de ne garder « que le pire des deux mondes ». Le prix du meilleur réalisateur a été attribué à Koza d’Ivan Ostrochovsky (Slovaquie), portrait rigoureux d’un ancien boxeur qui ne se laisse pas abattre malgré la misère ambiante et un froid de loups. Un premier long-métrage subtil et impressionnant ! Le jury international a décerné le prix de la meilleur interprétation masculine à tous les acteurs de El Club de Pablo Larrain, une récompense méritée pour un film qui dénonce les comportements de l’Eglise catholique au Chili et met en scène des hommes au jugement faussé, incapables de comprendre la portée de leurs actes. L’autre belle découverte dans cette sélection a été La Luz incidente d’Ariel Rotter, une âpreté rigoureuse et une excellente photo noir et blanc pour l’itinéraire d’une jeune veuve en proie aux pressions de son entourage, qui a reçu le prix Fipresci et le prix de la meilleur interprétation féminine pour Erica Rivas.
Magali Van Reeth