Berlinale 2019: la fin d’une époque
La 69° édition du Festival de Berlin aura marqué la fin d’une époque à un double titre, conjoncturel, mais aussi structurel. Conjoncturel, tout d’abord, puisqu’il s’agissait de la dernière manifestation sous la direction de Dieter Kosslick, qui était à sa tête depuis le début du siècle. Mais le changement de 2020 sera également structurel, puisque, pour la première fois, comme à Toronto, le Directeur artistique ne sera que le co-Directeur de la Berlinale, accompagné d’une co-Directrice administrative, mettant ainsi fin à la (relative) toute-puissance dont bénéficiaient les anciens directeurs uniques de la manifestation. Il est vrai que le remplacement de chaque poste de direction par un duo ou un trio montre bien que l’expansion de la manifestation oblige à répartir le travail. Le renouvellement des responsables de la Berlinale aura donc été total en trois ans :
- • 2018, retraite du directeur de longue date de la section Panorama, Wieland Speck, au travail d’ailleurs récompensé cette année par une « Berlinale Caméra », remplacé par un trio formé de Paz Lazaro, Michael Stütz, et Andreas Struck
- • 2019, après le départ de la tête du Forum International du Jeune Cinéma de Christophe Terhechte, parti à la direction artistique du Festival de Marrakech, direction provisoire par un trio formé de Milena Gregor, Birgit Kohler et Stefanie Schulte Strathaus
- • 2020, arrivée à la co-Direction artistique de la Berlinale de Carlo Chatrian, ancien directeur du Festival de Locarno et de Mariette Riessenbeek, professionnelle bien connue du cinéma allemand.
Tout cela donnait donc à la 69° édition de la Berlinale une impression générale d’être celle de la fin d’une époque. Dieter Kosslick, avec son sens des relations publiques et son dynamisme, a permis une expansion considérable du festival, et sa professionnalisation, avec l’essor du Marché du Film, mais aussi l’opération Talent Campus. Cette dernière Berlinale sous son égide a aussi montré son efficace volonté de rééquilibrer la place des femmes. Signant avec emphase pendant le festival la « Charte pour la parité » que plusieurs autres festivals internationaux ont déjà adoptée, Dieter Kosslick a terminé son mandat en mettant un point d’honneur cette année à composer un jury comme une sélection officielle où les femmes n’avaient jamais eu autant d’importance – et dédiant même, de façon certes un peu décousue, une partie de la rétrospective aux réalisatrices.
Un palmarès équilibré sous la houlette de Juliette Binoche
Présidente du jury, Juliette Binoche a su obtenir de lui un palmarès équilibré qui ne prête pas à contestation. L’ours d’or est revenu à Synonymes, coproduction franco-germano-israélienne dirigée par l’israélien Nadav Lapid, une introspection tragicomique sur l’identité et la difficulté de se distancier de son passé et de ses racines. Le jury a ainsi, une fois n’est pas coutume, rejoint le prix Fipresci de la Critique internationale de la compétition qui a été décerné au même film. Le challenger a été François Ozon pour son Grâce à Dieu, qui a obtenu l’ours d’argent, Grand Prix Spécial du Jury, une récompense reconnaissant l’intelligence avec laquelle le réalisateur a su changer son fusil d’épaule et donner un nouveau tournant à sa carrière, loin de ses thématiques habituelles, en s’emparant avec finesse du sujet d’actualité constitué par la pédophilie dans l’Église. Les ours d’argent des meilleurs acteurs sont, assez exceptionnellement, revenus à deux acteurs d’un même film, Young Mei et Wand Jingchunn, qui mènent de bout en bout Adieu mon filsdu chinois Wang Wiaoshuai,. L’ours d’argent de la meilleure réalisation a été décerné à l’allemande Angela Schalelec pour son Ich war zuhause, aboer, et celui du meilleur scénario au trio formé par Maurizio Braucci, Claudio Giovannesi et Roberto Saviano pour La Paranza dei bambini, de l’italien Claudio Giovanesi. L’Ours d’argent de la meilleure direction artistique a été attribué à Rasmus Videbaek pour Out stealing horses, de Hans Petter Moland.Enfin le Prix Alfred Bauer est revenu à l’allemande Nora Fingschedt, pour son System Crasher.Pas vraiment d’omission dans ce palmarès équilibré, donc, pour une sélection qui l’était sans doute un peu moins. En effet, Hollywood, et même le cinéma indépendant américain, y étaient représentés par une seule fiction, Vice, d’Adam McKay, déjà largement vu et sorti en salles aux États-Unis. L’effet de proximité du festival de Sundance a ici clairement joué pour tarir un tant soit peu cette source. C’est sans aucun doute pour cela que la nouvelle équipe a annoncé retarder légèrement la prochaine Berlinale, qui aura lieu du 20 février au 1ermars, pour mettre un peu de temps entre les deux manifestations. On signalera par ailleurs le retrait de la compétition de dernière minute du dernier film de Zhang Yimou, One second,pour des « raisons techniques » qui semblent s’apparenter à de la censure, le film traitant de la « Révolution Culturelle ».
Dans les autres sections
La Berlinale, ce n’est pas seulement la compétition, mais aussi en particulier deux sections d’importance, donc, Panorama et le Forum, donnant ainsi du fil à retordre aux festivaliers voulant parvenir à voir toutes les nouveautés les plus intéressantes. Le prix Fipresci de la section Panorama vint à juste titre souligner les qualités de Dafne, second long métrage de l’italien Federico Bondi, qui donne un joli rôle à l’actrice Carolina Raspanti, en jeune femme qui parvient à soutenir son père désorienté par la mort subite de sa mère. Pour le Forum, c’est Die Kinder der Toten, film allemand de Kelly Copper et Pavol Liska qui reçut le prix Fiprresci de la Critique Internationale de cette section, soulignant la hardiesse de l’adaptation de « Des enfants des morts », le roman bien connu d’Elfriede Jelinek où les morts reviennent pour tourmenter les vivants dans une petite pension des Alpes. Si l’on ajoute au Forum et à Panorama les sections « Génération » destinées aux films pour les jeunes, la rétrospective, l’originale section « cinéma culinaire », etc., on comprend mieux comment plus de 300.000 Berlinois ont été attirés dans les salles de la Berlinale à travers toute la ville, puisque le festival ne se résume pas aux salles de la Potsdamerplatz depuis plusieurs années, mais se multiplie dans nombre de cinémas un peu partout dans Berlin.
Un marché du film de plus en plus étendu
Le « Marché du Film Européen » qui avait été fondé par Beki Probst est maintenant bel et bien un marché mondial. Il est maintenant dirigé par Matthijs Wouter Knol, qui avait donné cette année une place d’honneur au cinéma norvégien. Du coup, pour la première fois, non content de répartir ses stands sur trois lieux tout autour de la Potsdamerplatz, le Marché avait créé ex-nihilo un grand espace provisoire sous une grande tente dédié à la Norvège, juste en face du Martin Gropius Bau, le musée qui héberge le quartier général du marché. Les professionnels français y étaient particulièrement visibles, non seulement par l’étendue du stand « parapluie » d’Unifrance, de plus en plus imposant d’année en année, mais aussi par la présence quasiment à tous les coins du bâtiment de l’une ou l’autre de nos grandes compagnies, qui prennent un stand à part.
Si l’on ajoute la réussite persistante de l’opération Talent Campus, qui accueille des jeunes professionnels du monde entier et a connu des développements ou des imitations un peu partout dans le monde, Carlo Chatrian et Mariette Riessebeek ont donc du pain sur la planche pour donner à la 70° édition de la Berlinale, l’an prochain, un éclat qui permettra de prolonger le travail de « l’ère Kosslick »!
Philippe J. Maarek
Un beau dernier Festival de Toronto pour Piers Handling !
La 43e édition du Festival International du Film de Toronto était particulièrement attendue, puisque son directeur depuis 1994, Piers Handling, avait annoncé en 2017 que ce serait son dernier à sa tête. Ce fut, en vérité, un chant du cygne fort réussi, avec une manifestation ouverte à toute l’étendue du spectre du cinéma mondial tout en sachant se focaliser sur l’essentiel.
Dès 2017, Piers Handling, accompagné par son directeur artistique et futur co-directeur de la manifestation, Cameron Bailey, avait en effet entamé une intelligente évolution du festival qu’il a poursuivi avec constance cette année. Cette évolution a suivi deux directions : une internationalisation du festival plus accentuée et une concentration sur un nombre plus restreint de films. L’internationalisation du festival, tout d’abord, a été la plus forte de son histoire, semble-t-il, puisque pas moins de 83 pays différents étaient représentés dans ses diverses sections. Quant à la réduction du nombre de films décidée il y a un an, elle a été volontairement maintenue, puisque l’on en est resté à 256 longs métrages, à peu près comme en 2017, au lieu des 296 longs métrages de2016 – sur près de 8000 proposés aux sélectionneurs cette année, soit 800 de plus que l’an dernier !
Deux autres caractéristiques fortes sont aussi à mettre à l’actif du millésime 2018 du festival : la diversification et l’ouverture, avec l’intégration sans heurts de Netflix et autres.
La diversification, tout d’abord, montre à quel point Toronto a su rester en phase avec la société actuelle, mobilisée partout dans le monde par le mouvement « Me Too ». 34% des films présentés au TIFF 2018 étaient en effet dirigées par des femmes, un mouvement déjà engagé l’an dernier, d’ailleurs (33%), avant même que l’affaire Weinstein ne survienne. Alors que plusieurs autres festivals majeurs du calendrier mondial ne présentent qu’un nombre homéopathique de films dirigés par des femmes, cela prouve bien que ces films existent dès lors qu’on veut bien se donner la peine de les trouver, mais aussi de les mettre en valeur. High life de Claire Denis, qui représentait la France en Gala, fut par exemple l’un des films les plus courus, et le festival n’hésita pas à organiser des projections supplémentaires destinées à la presse et l’industrie, devant son succès.
La diversification, ce fut également l’invitation pour la première fois de près de 200 journalistes spécialement choisis pour leur diversité (genre, médias, nationalité…) pour signifier ce tournant pris par le festival.
L’ouverture, enfin, se manifesta par l’acceptation sans heurts des productions Netflix, qui permit au public et aux professionnels d’avoir ainsi un aperçu de tout le spectre de la production mondiale, sans exceptions, à commencer par le film d’ouverture, Outlaw King, de David Mackenzie. Il retrace, certes de façon assez conventionnelle, le parcours difficile du roi d’Ecosse au Moyen-Age Robert Bruce, qui avait réussi à chasser de son pays l’envahisseur anglais après moult péripéties, en un véritable road-movie anachronique à travers les beaux paysages écossais bien mis en valeur. Bien évidemment, cette ouverture à Netflix bénéficia en tout premier à Roma, d’Alfonso Cuarón, qui venait d’obtenir le Lion d’Or à Venise. Ce beau film en noir et blanc qui suit avec minutie et délicatesse dans toutes ses activités les plus prosaïques les pas d’une petite bonne venue d’un village perdu du Mexique pour travailler dans une famille bourgeoise de Mexico dans les années 1970 recueillit une « standing ovation » du public du beau cinéma « Princess of Wales » lors de sa projection publique.
Malgré le mauvais temps certains jours, le public local répondit très nombreux à la programmation et se pressa comme jamais dans des queues interminables et stoïques, tant est forte sa ferveur de voir un cinéma qui lui est autrement invisible. Ainsi, les professionnels nord-américains bénéficient-ils d’une véritable « sneak-preview », d’une projection-test grandeur nature, et ceux du monde entier d’une plate-forme utile pour les ventes internationales de leur film, du fait de la présence d’un public très positif.
Le festival a d’ailleurs su garder un coté didactique et bon enfant que l’on a bien oublié dans la plupart des autres grandes manifestations internationales en proposant très souvent au public payant de rester dans la salle, parfois près de 30 minutes après la fin de la projection, pour des séances de questions-réponses ouvertes avec l’équipe du film. Il fallait ainsi écouter la belle qualité des échanges entre la salle et Karyn Kusama et Nicole Kidman après la projection de Destroyer, un film où la star méconnaissable, enlaidie à souhait dans un rôle de policière psychologiquement détruite par la mort de son partenaire et amant, donne une prestation qui devrait la mettre dans la liste des « Oscarisables » de l’année – Oscars pour lesquels Toronto est devenu l’une des principales rampes de lancement.
L’ouverture sur la ville et ses habitants se manifesta également lors de la piétonisation devenue rituelle de la rue qui borde le quartier général du Festival, le « Bell Lightbox », durant le premier week-end de la manifestation. Concerts gratuits, distribution de cadeaux en tous genres, « food-trucks » à foison, donnaient une belle ambiance à une rue Royale (« King Street ») joliment livrée au peuple de Toronto.
Les quelques prix d’un festival… non compétitif
Bien que le festival ne soit officiellement pas compétitif, ce qui lui donne l’accès à nombre de productions qui refusent les aléas des jurys, quelques prix y sont tout de même décernés, à des titres divers.
Le plus suivi est bien sûr le prix Grolsch du public. Il revint au Green Book, de Peter Farrelly, où Viggo Mortensen est en quelque sorte le « Bodyguard » de Mahershala Ali, en musicien noir devant faire une tournée dans le sud ségrégationniste des Etats-Unis en 1962. Il y a aussi maintenant un prix Grolsch du public de la section « Folies de minuit » (« Midnight Madness »), que reçut The Man who feels no pain de Vasa Bala et un prix Grolsch du documentaire qui fut attribué à Free Solo, de E. Chai Casarhelyi et Jimmy Chin.
Parmi les autres prix, on remarquera tout particulièrement le Prix Canadian Goose du meilleur film de fiction canadien décerné à La Disparition des Lucioles, film attentif et sobre du québécois Sébastien Pilote. Dans cet anti-Lolita, en quelque sorte, ce dernier parvient à renouveler le sujet classique de l’arrivée à maturité d’une adolescente. La jeune actrice Karelle Tremblay y offre avec qualité une répartie attachante à Pierre-Luc Brillant, acteur et musicien de talent, tout de retenue dans le rôle d’un adulte devenu l’objet d’une affection pudique qui n’est jamais malsaine.
On signalera également le Prix FIPRESCI de la Critique Internationale, qui revint, au sein de la section « Discovery », à Float like a Butterfly, de l’irlandaise Carmel Winters, et le Prix Air France de la section Platform dont la compagnie était le sponsor officiel pour la deuxième année, qui échut à Cities of Last Things, du réalisateur de Malaisie Wi Ding Ho. On décerna aussi pour la première fois un prix Eurimage-Audentia de la meilleure réalisatrice, qui revint à l’Israélo-Ethiopienne Aäläm-Wärqe Davidian pour Fig Tree.
Parmi les autres films les plus courus par le public torontois, on notera évidemment Fahrenheit 9/11, le nouveau semi-documentaire un tant soit peu décousu, comme à l’ordinaire, de Michael Moore. Il s’agit à la fois d’une intelligente introspection sur le mauvais sort fait par les États-Unis à certains de leurs citoyens les plus pauvres, comme à Flint, dans le Michigan, où l’on a sciemment alimenté les habitants en eau non potable pour faire des économies, et d’une tirade parfois maladroite et un peu confuse contre Donald Trump. On se pressa aussi aux projections de First Man, le nouveau film du réalisateur de La La Land, Damien Chazelle, qui retrace les pas de Neil Amstrong, de la Terre à la Lune, à celles des Frères Sisters, de Jacques Audiard, et à celles du remake fort remarqué de A star is born par Bradley Cooper, passé de l’autre côté de la caméra, où il partage la vedette avec Lady Gaga, encensée pour sa première prestation à l’écran.
Les professionnels en masse le premier week-end
Comme on en a maintenant l’habitude, c’est surtout le premier week-end que bruissa d’activité le lieu de rendez-vous des professionnels, l’hôtel Hyatt qui jouxte le quartier général du festival, le « Bell Lightbox ». Ils y trouvaient une bibliothèque de visionnement direct de nombreux films et les stands de nombreux organismes de promotion du cinéma. On y voyait en particulier Unifrance, bien sûr, l’organisme de défense du cinéma français, et « European Film Productions », l’organisme intereuropéen de promotion du cinéma. Maintenant dirigé par Sonja Heinen, l’action à long terme de l’EFP s’est traduite par la présence à Toronto de pas moins de 53 longs métrages produits par 52 producteurs découverts au fil des années par ses opérations « Producers on the move » et 30 acteurs promus dans ses opérations « European Shooting Stars ».
Il reste maintenant à Cameron Bailey à prendre le relais, en compagnie également de sa nouvelle co-directrice, Joana Vicente, ancienne directrice de l’Independant Film Project, qui aura la tâche difficile de remplacer dans le courant de 2019 la directrice exécutive du festival, Michèle Maheux. Celle-ci a su efficacement accompagner et compléter le travail de Piers Handling durant les près de trois décades de leur beau parcours à la tête de ce qui n’était initialement qu’un « Festival des Festivals » sans grande ambition, et est maintenant devenu l’un des quatre plus grands rendez-vous du cinéma mondial, avec Berlin, Cannes et Venise.
Philippe J. Maarek
75° Mostra de cinéma de Venise – 2018
Un lieu magique, une organisation parfaite où les journalistes accrédités pouvaient voir les films de la compétition et des différentes sélections avant le public, sous réserve d’un embargo de 24 heures. Un festival qui attire les grands noms du cinéma international, sans pour autant que la qualité de leurs œuvres soient garanties. Ici, les partenaires commerciaux sont accueillis chaleureusement et force est de constater que les films produits par Netflix sont impressionnants, comme Roma, d’Alfonso Cuarón, un Lion d’or amplement mérité.
Roma, d’Alfonso Cuarón. Mexique, 2018, 2h15. Avec Yalitza Aparicio, Marina de Tavira, Marco Graf, Daniela Demesa, Enoc Leaño et Daniel Valtierra.
Après plusieurs productions internationales, le réalisateur mexicain Alfonso Cuarón revient dans son pays pour un film plus intimiste, le récit de son enfance brillamment mis en fiction pour faire coïncider l’histoire personnelle des femmes de son enfance et l’évocation du Mexique des années 1970.
L’ouverture du film est saisissante : de l’eau est répandue en grande quantité sur un sol en carrelage. Pendant que défile le générique, la bande son évoque un nettoyage à grande eau, avec des bruits de balai-brosse, de porte, de respiration. On imagine aisément quelqu’un en train de laver une grande surface et Cleo apparaît. C’est une petite femme à la peau sombre qui va peu à peu éveiller la grande maison où elle travaille. Une famille bourgeoise ordinaire, quatre enfants entre douze et six ans, une grand-mère, puis Sofia la mère, et Antonio, le père, qui est médecin. Une vaste maison au centre-ville de Mexico, dans le quartier de Roma qui donne son titre au film.
Le temps du film se déroule sur une année environ et s’il est vu à travers les yeux d’un enfant, c’est Cleo qui au centre du récit. Elle habite une petite chambre sur les toits et descend un escalier métallique chaque matin pour gérer la grande maison : nettoyage de la cour intérieure dès l’aube, réveil des enfants et petit-déjeuner avant le départ à l’école, courses, lessive, rangement, et le soir encore, elle veille à ce que tout soit en ordre. Pour le cinéaste, c’est dans ce quotidien très banal que se tissent des liens durables, sans forcément qu’on en ait conscience. Il y aura aussi quelques drames, que les femmes sont capables de surmonter, où elles se découvrent solidaires au-delà des différences de classe sociale, alors que les hommes fuient leurs responsabilités.
Si Alfonso Cuarón dénonce les inégalités sociétés et raciales de son pays, il le fait avec subtilité, le montrant par des gestes ou des situations très anodines et ancrées dans le quotidien. Lorsque toute la famille regarde la télévision dans le salon, Cleo est avec eux, un enfant posant tendrement sa main sur son épaule. Mais c’est elle qui se lève pour préparer la tisane et qui reste la dernière éveillée pour éteindre les lumières, la première levée pour nettoyer la cour. Jamais Cleo ne se révolte, elle trouve normal d’être entièrement au service de ses patrons et les remercie sincèrement de si bien s’occuper d’elle lorsqu’ils lui achètent un lit pour son bébé à venir.
Lorsque Cleo va retrouver son amoureux au village, le contraste avec la ville est saisissant. Il faut prendre un bus, marcher dans la boue, passer devant de pauvres cabanes. Une vie grouillante loin de tout service public. Le réveillon du Nouvel an, dans un ranch à la campagne, au-delà d’une chaleureuse réunion entre amis, où les maîtres boivent trop, flirtent les uns avec les autres et s’amusent à la chasse au gibier sauvage, est aussi l’occasion, comme par inadvertance, de montrer la frontière entre »maîtres et valets ». C’est dans ces détails que la mise en scène révèle la violence des situations.
Quand la révolte gronde dans la rue, ce sont les étudiants des classes les plus aisées qui défient le gouvernement en place. Lors du massacre de Corpus Christi (10 juin 1971), c’est avec l’aide de groupes paramilitaires indigènes payés par les forces de l’ordre officielles que les manifestations sont réprimées dans le sang. Là encore, c’est pour le réalisateur une façon de montrer toute la complexité de la société mexicaine de cette époque.
Roma est l’histoire d’une famille, c’est l’instantané d’un pays, à travers quelques d’épisodes superbement mis en scène, et visuellement très impressionnants. Comme une séance d’entraînement aux arts martiaux (entre effroi et ridicule), une trop grosse voiture américaine qui casse les murs de la maison, un chien toujours enfermé qui emmerde tout le monde, un accouchement entre douceur et tristesse, une sortie à la plage toute en tension et lumière.
L’utilisation d’une image en noir et blanc, magnifiquement éclairée, évoque les photos de famille et permet au spectateur d’entrer pleinement au cœur de cette maison, comme on feuillette un album de famille. Que l’intérieur de la maison, comme les extérieurs, soient dans une même gamme chromatique, permet de renforcer cette impression d’emprisonnement qui enveloppe les femmes, à l’instar des nombreuses grilles de la maison. Cela donne une certaine mélancolie à l’ensemble, comme si Alfonso Cuarón nous disait : tout n’était pas beau dans mon enfance, mais c’était mon enfance… Enfin le noir et blanc permet au réalisateur de rendre hommage à son héritage de cinéma, et quelques clins d’œil à ses films précédents.
Roma est le quartier dans lequel le réalisateur a vécu enfant. C’est aussi un mot qu’on peut lire à l’envers et qui alors dit »amor », c’est à dire »amour » en espagnol… Célébrant les femmes et le pays de son enfance, Alfonso Cuarón fait un film brillant et émouvant auquel le jury de la 75° Mostra de cinéma de Venise a attribué le Lion d’or du meilleur film de la compétition.
Produit par Netflix, il n’y a pas de sortie prévue en salle de cinéma, même si de façon ponctuelle, le film pourra être proposé sur grand écran, notamment à l’Institut Lumière de Lyon lors du festival qu’il organise en octobre.
Magali Van Reeth
Palmarès du jury de la 75° Mostra de cinéma de Venise :
(Président, Guillermo del Toro, avec Sylvia Chang, Trine Dyrholm, Nicole Garcia, Paolo Genovese, Malgorzata Szumowska, Taika Waititi, Christoph Waltz et Naomi Watts)
Lion d’Orpour le meilleur film : Roma d’Alfonso Cuarón (Mexique)
Lion d’Argent – Grand Prix du Jury : The Favourite de Yorgos Lanthimos (Royaume-Uni, Irlande, Etats-Unis)
Lion D’argent du Meilleur Réalisateur : Jacques Audiard pour Les Frères Sisters (France, Belgique, Roumanie, Espagne)
Coupe Volpi de la Meilleure Actrice : Olivia Colman (dans The Favourite)
Coupe Volpi du Meilleur Acteur : Willem Dafoe dans At eternity’s gate de Julian Schnabel
Prix de la Mise en Scene : Joel Coen and Ethan Coen, pour The Ballad of Buster Scruggs
Prix Special Du Jury Prize : The Nightingale de Jennifer Kent (Australie)
Prix Marcello Mastroianni pour un ou une Jeune Acteur (Actrice) : Baykali Ganambarr (dans The Nightingale)
Sakhaline : « On the Edge », le festival du bout du monde
La 8ème édition du festival de films « On the Edge » de Sakhaline, qui s’est déroulé du 24 au 31 août dans cette île très éloignée, a donné l’occasion de voyager jusqu’à « la fin du monde » ou, comme dit Alexei Medvedev, son directeur artistique, jusqu’au « commencement du monde ». Le film de Milad Alami, Danois d’origine iranienne, The Charmer, s’est vu décerner le Grand prix du festival par un jury composé de cinq membres présidé par La réalisatrice iranienne, Tahmineh Milani. Un jury respectant parfaitement la parité.
Avant de parler du festival de films de Sakhaline « On the Edge », on se doit de rappeler sa situation géographique, totalement en rapport avec son intitulé : « au bord du monde » ou « au fin fond du monde ». Sakhaline, situé à l’extrémité de la Terre, est une île qui se trouve au-dessus du Japon.
Cependant, en ce lieu magnifique et éloigné, le monde contemporain ne semble pas connaître de bord ni de frontières. Le festival y donne les échos de différents événements de la vie dans le monde entier et bien sûr ceux en rapport avec la culture. Pour ainsi dire, celui-ci et les autres festivals, en présentant des films venus du monde entier, se font les hérauts du tumulte dans les sociétés et des événements qui se déroulent partout en même temps.
Sakhaline, la fin du monde y prend part de cette façon et les habitants qui remplissent les salles de projection à toute heure, suivent avec joie et bonhommie cet évènement important. Les organisateurs du festival « On the Edge » rappellent que c’est en quelque sorte la réponse de l’Est aux questions de l’Ouest. Ils disent aussi : « Nous apportons les dernières nouvelles de Cannes, Berlin et Venise à Sakhaline où ils rencontrent les nouvelles du cinéma asiatique. L’Europe est la question, l’Asie est la réponse. Le monde est devenu un village planétaire depuis longtemps, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a aucune place pour toutes sortes d’originalités culturelles« .
Le festival permet non seulement des rencontres les plus improbables entre les étrangers et les locaux, il incite également la retrouvaille entre les locaux autour du cinéma et d’autres évènements liés à la fête du Septième Art.
En parlant du Septième, on se doit de parler du contenu du festival. Neuf films en compétition officielle et plus de cent films dans différentes sections, et très particulièrement la grande section du cinéma d’animation, donnent un aperçu du rôle qu’On the Edge s’est fixé.
Aussi, le choix du directeur artistique du festival, Alexei Medevedev, démontre son souci de non seulement permettre aux locaux de se tenir au courant de ce qui se passe ailleurs, mais aussi de ne pas céder à la tentation de divertir.
Par conséquent, la qualité des films sélectionnés était au rendez-vous. Hormis le meilleur film de cette édition, The Charmer, qui parlait de la situation des réfugiés au Danemark et toutes les souffrances qu’ils y endurent, il y a eu d’autres films qui se distinguaient par leur qualité et originalité.
Anna’s War (Voina Anny) (La guerre d’Anna) du russe Alexei Fedorchenko, prix de la meilleure réalisation racontait de manière presque abstraite, le combat d’une petite fille de six ans, échappée au massacre de la population de tout un village y compris ses parents, pour survivre dans un espace réduit. Ce film étonnait par son style, son langage cinématographique, ses prises d’images et par les angles choisis par le réalisateur. Avec un minimum de mise en scène, il arrivait à transmettre toute l’horreur de la guerre et la bonté d’une enfant malgré les épreuves harassantes.
Le non moins efficace Scary mother (Sashishi deda)(Une mère effrayante), de la réalisatrice géorgienne, Ana Urushadze, qui a valu le prix de la meilleure interprétation féminine à son personnage principal Manana (Nata Murvanidze), abordait le sujet des tabous imposés aux femmes écrivaines qui choisissent de parler librement du sexe. La réalisatrice parvenait à transmettre toutes les injustices faites aux femmes dans un huis clos étouffant. Le choix des décors et des scènes parfois absurdes permettait d’observer toutes les tentatives d’une femme douée et étrange pour sortir de son statut de mère au foyer. Mieux qu’un manifeste, Scary motherarrive à induire beaucoup de questionnements. Il ne laisse pas indifférent.
Encore un autre film russe, L’histoire d’un rendez-vous (Istoriya odnogo naznacheniya)de Avdotia Smirnova, prix du public, basée sur une histoire vraie, donnait toute la dimension de l’absurdité des lois militaires et des abus faits au nom de ces lois. L’histoire racontait l’implication du comte Léon Tolstoï dans une affaire militaire concernant un pauvre soldat privé de toute affection pendant toute sa courte vie qui offense un gradé. Un troisième personnage, le lieutenant Grigory Kolokoltsev, d’une famille bourgeoise et d’un père militaire, qui déçoit ce dernier par ses idées progressistes et son style de vie trépidant, donne l’ampleur de la complexité des rapports humains et des tournures que la vie prend, entrainant l’individu dans des voies inattendues.
Enfin ne peut ne pas évoquer l’excellent thriller danois, The Guilty, de Gustav Möller, programmé pour l’ouverture du festival
Shahla Nahid
Quelques questions à Alexei Medvedev, le directeur artistique du festival « On the Edge
S. Nahid: Comment est née l’idée d’organiser un festival dans un endroit si éloigné du reste du monde ?
A. Medvedev : D’un autre point de vue, cet endroit peut être considéré comme le commencement du monde car c’est ici que le jour commence sa course dans le monde entier. Même si je crois que potentiellement Sakhaline pourrait être un centre économique et industriel, nous sommes ici pour organiser un festival de films. Un festival dans un endroit magnifique où se rencontrent des gens et des cultures différentes.
Lorsque nous avons été approchés par le gouverneur de Sakhaline il y a 8 ans, mes collègues et moi tout comme le producteur du festival, Alexei Agranovich, nous étions très enthousiastes. C’était un projet très excitant pour nous.
Nous avons organisé la première édition en deux mois. Ce fut une expérience rapide mais très réussie. Le public local était très spécialement inspirant : Ioujno-Sakhalinsk, la capitale de Sakhaline n’est peuplé que d’environ 200.000 personnes, or nous avons eu 35.000 spectateurs pour cette première édition. Nous n’avions jamais imaginé une telle soif pour les réalisations artistiques venues du monde entier.
Dans la même région, il y a l’un des plus importants festivals asiatiques, le festival international de films de Busan. Comment vous situez-vous par rapport à lui?
Busan, c’est tout à fait différent. C’est un gigantesque festival de cinéma avec un marché et une part énorme d’industrie de films. Nous n’en sommes pas à ce stade, bien que nous montrions plus de 100 films, ce qui est un chiffre assez élevé pour un festival régional de films en Russie. Nous ne pouvons pas être compétitifs sur le plan de l’industrie cinématographique, mais nous pouvons l’être sur le plan de la qualité artistique. C’est pourquoi nos invités de la région ou d’Europe viennent à notre festival et apprécient la qualité des films que nous présentons. C’est un festival pour le public et pour la communauté du cinéma.
Vous donnez une place très importante à l’animation et aux films pour enfants, pourquoi ?
Cela tient à une grande et ancienne amitié entre les animateurs russes et japonais : Hayao Miyazaki est un ami de Yuri Norstein, l’un des animateurs les plus connus en Russie. Cette réalité a donné l’idée du programme « Miyasaki et les autres » qui tente de faire connaître l’art de l’animation japonaise et russe aux enfants. C’est logique parce que l’histoire de Sakhaline est liée au Japon. D’autre part, après cette première idée de rencontre entre l’Est et l’Ouest, entre l’Europe et l’Asie, nous devenons de plus en plus globaux. Bien sûr, nous sommes toujours attentifs à l’industrie cinématographique de l’Asie, mais nous sommes en expansion constante et nous n’invitons pas seulement les animations de cette région. Par exemple, cette année, nous avons un film d’animation, Le virus tropica« , venu d’Equateur.
Pouvez-vous nous décrire un peu l’atelier « l’île » parce que vous visez des films faits sur Sakhaline ou réalisés par des cinéastes originaires de Sakhaline ?
Medvedev : comme je l’ai évoqué auparavant, la base de notre festival de films est son statut basé sur des programmes d’activités sociales et artistiques pour les habitants. L’une des premières idées était de concevoir un film pour ceux qui étaient intéressés par la réalisation mais qui n’étaient pas des professionnels. Il y avait aussi quelques réalisateurs et des documentaristes. Mais, nous voulions aider ceux qui voulaient réaliser eux-mêmes avec l’aide de ce moyen de communication. Je dois dire que l’aide de notre festival a généré quelques succès et a abouti à la réalisation et la production de quelques films sur Sakhaline. Quelque sept films ont vu le jour et sont allés partout dans le monde, invités par des festivals de films. Par ailleurs, l’un des films, « Sexe, peur et hamburger », produit par notre atelier du film de Sakhaline, est programmé cette année dans la section « Orizzonti » (Horizons) de la Mostra de Venise… Par conséquent, nous voyons que le monde devient encore plus global. Je veux dire par là qu’un court-métrage provenant d’un modeste atelier de la lointaine île de Sakhaline, foule le tapis rouge du festival de Venise à Lido…
Vous avez choisi une célèbre réalisatrice iranienne, Tahmineh MILANI, comme présidente d’un jury comprenant deux autres femmes parmi ses cinq membres. Y a-t-il une raison particulière derrière ce choix ainsi que celui de beaucoup de femmes cinéastes en compétition ?
La moitié des cinéastes présents en section compétition sont des femmes. Certes, je ne dis pas que cette année, je dois avoir des films sur la situation écologique, des films réalisés par des femmes ou des films réalisés en Amérique latine. Ça ne m’arrive jamais. Je voyage et je regarde des films. J’ai mon intuition et mon plan, ce que j’aimerais voir. J’ai en tête des cinéastes peu connus dont j’aimerais suivre le travail… C’est ainsi que le programme voit le jour. C’est ensuite que l’on voit apparaître les tendances, les lignes. L’une des tendances de cette année concerne les femmes cinéastes qui relèvent la tête pour revendiquer leurs droits et leur position dans l’industrie cinématographique. Il s’agit d’un processus objectif et bien justifié. Cela montre aussi que mes intuitions étaient bonnes et qu’elles avaient des bases solides.
Pour la libération d’Oleg Sentsov
Communiqué de Presse du 12 août 2018
L’Union des Journalistes de Cinéma s’associe à l’appel de la Société des Réalisateurs Français demandant la libération du cinéaste Oleg Sentsov, né urkainien à Simféropol, en Crimée, où il a été arrêté en 2014 lors du rattachement de cette région à la Russie, pour ses prises de position contre ce rattachement.
Le 21° Festival international du film de Zanzibar
Vitrine incontournable du cinéma d’Afrique de l’est et de l’Océan indien depuis vingt ans, le Festival international du film de Zanzibar s’est déroulé du 7 au 15 juillet 2018 dans cette superbe île de Tanzanie, posée dans le canal du Mozambique.
Ici comme ailleurs, le cinéma reflète les préoccupations contemporaines des artistes et du public africain. Aussi, c’est aux changements de mentalités que les réalisateurs de cette région s’attaquent. Notamment au rôle traditionnel de l’homme, dominateur dans tous les domaines, que ce soit au sein de sa propre famille (imposant le silence et à la soumission à sa femme et ses enfants) ou dans le domaine plus large de la vie publique et politique (corruption, agression sexuelle, manque d’accès à l’éducation pour les filles et les classes défavorisées). Cette dénonciation d’une attitude ancestrale s’accompagne parallèlement de la remise en question de certains aspects nocifs de la modernité (accumulation des biens matériels et fascination pour l’argent).
Les films récompensés par les principaux jurys montrent bien ces préoccupations ainsi que la diversité du cinéma de cette région du monde.
Silas : No more Bussiness as Usualde Anjali Nyar et Hawa Essuman (Afrique du sud/Canada/Kenya, 2018) a obtenu le prix du meilleur documentaire. A l’initiative d’une association dénonçant les illégalités et le népotisme du gouvernement de la présidente Ellen Johnson Sirleaf (2005-2018), Silas est un activiste politique recueillant les preuves de la vente des biens nationaux aux entreprises commerciales internationales (comme les forêts pour l’exploitation de l’huile de palme). Avec une mise en scène rigoureuse, ce documentaire montre avec clarté les conflits entre le développement économique, le respect des communautés locales, et la protection de l’écosystème.
Le prix du meilleur film de l’Océan indien est allé à Majande Rahman Seifi Azada (Iran, 2017). Dans n’importe quelle famille, un enfant handicapé provoque de nombreux bouleversements mais dans certains pays, les mentalités l’associent à une malédiction et aggravent les tensions. En Iran, une famille est déchirée entre honte et amour maternel. Un film émouvant et bien joué, avec une scène finale à couper le souffle…
Le « East African Talent Award », attribué par l’association SIGNIS et doté d’un prix de 1000 dollars US pour récompenser un jeune cinéaste prometteur, est allé à Kemiyondo Coutinho, actrice et réalisatrice d’un court-métrage impressionnant et courageux, Keynvu. Il dénonce la récente loi ougandaise interdisant le port de la mini-jupe pour éviter les viols. Non seulement la réalisatrice rappelle que ce sont les hommes qui sont responsables des viols et pas la minijupe mais aussi qu’ils doivent prendre leur part dans l’élimination de ces crimes.
Primé plusieurs fois, et en particulier comme meilleur film africain, Supa Modode Likarion Wainaina (Allemagne/Kenya, 2018) continue sa belle carrière depuis la Berlinale. Il est dommage que ce film, qui utilise la magie et les couleurs du cinéma pour embellir le quotidien d’une fillette malade, n’ait toujours pas de distributeur en France.
Enfin, quelques autres révélations du festival. Un film venu d’Ouganda, The Forbidende Kizito Samuel Savior : à travers un groupe d’adolescents, issus de différentes classes sociales, une découverte de la vie à Kampala aujourd’hui. Liyanad’Aaron Kopp : au Swaziland, un orphelinat recueille les enfants dont les parents sont morts du sida et, à l’aide d’un atelier d’écriture et de travaux manuels, leur permet d’exprimer leurs peurs et leurs espérances – ou comment le cinéma nous aide à gérer nos émotions… Enfin The Great Mused’Abdulrahman Kwahi (Arabie saoudite) raconte avec peu de moyens techniques mais une grande inventivité et beaucoup d’humour, les désarrois d’un jeune homme d’une riche famille n’osant pas dire à son père, qui lui impose des études de médecine, qu’il veut être poète !
Cette 21° édition du Festival international du film de Zanzibar a sélectionné de nombreuses femmes réalisatrices, preuve qu’elles existent bien en Afrique ! Mais aussi, à l’ombre des poids lourds du cinéma comme le Nigeria et l’Afrique du sud, le Festival a montré la montée en puissance du Kenya, où existe une véritable politique pour le soutien du cinéma et l’aide aux réalisateurs locaux.
Magali Van Reeth
L’engagement au cœur des films du Festival International du Film d’Animation d’Annecy
Le Palmarès de la 42eédition de la compétition long-métrage du Festival International du Film d’Animation d’Annecy a récompensé des films à tonalité politique : les cinéastes primés racontent l’état du monde à travers le régime des Khmers rouges, la présence des talibans en Afghanistan…
Il y a dix ans, en 2007, Persepolis de Marianne Sartrapi et Vincent Paronnaud dessinait l’itinéraire d’une jeune fille aux prises avec l’histoire iranienne d’abord à l’époque du Shah et ensuite à l’arrivée de la République islamique. L’année suivante, Valse avec Bachir, de l’Israélien Ari Forman confirmait l’engagement du cinéma d’animation avec un récit autobiographique antimilitariste. C’est à cette période que le cinéma d’animation a pris un virage, prenant à bras le corps les sujets politiques.
Lors de la clôture de cette 42eédition, Parvana, une enfance en Afghanistan de l’irlandaise Nora Twomey, adapté de « The Breadwinner » de Deborah Ellis, a obtenu le Prix du jury long métrage et le Prix du public. Histoire d’une petite fille confrontée aux talibans, le film montre comment Parvana résiste à l’inculture par l’écriture et comment avec un trésor d’imagination, elle parvient à sauver les siens alors que son père est en prison. Le fait qu’elle sache lire et écrire va lui ouvrir des portes et lui permettre de résister à la barbarie. Le film alterne entre le réel, la vie de la petite fille, et un récit teinté d’onirisme où l’on voit un petit garçon partir à la recherche de semences pour sauver des villageois de la famine. Ce récit issu des contes populaires devient la métaphore de la douleur de la petite fille. Le film oscille entre l’idée d’un paradis perdu et de rêves de paix incarnés dans cette phrase : « C’est la pluie qui fait pousser les fleurs, pas le tonnerre ». En Afghanistan, pays où les femmes sont muselées et vivent derrière des murs, le message de Nora Twomey est féministe: sous les traits d’une petite fille qui détourne les interdits qui pèsent sur les femmes, de sa sœur qui refuse un mariage « arrangé », le film choisit l’imagination et l’émancipation contre l’oppression.
La figure de l’enfant porteur d’espoir évoque La Tour de Mats Grorud présenté hors compétition. Wardi une petite fille de onze ans vit dans un camp de réfugiés à Beyrouth. Sidi, son arrière grand-père malade y réside depuis le Nakba (La grande catastrophe) du 15 mai 1948 lorsque la terre de Palestine fut récupérée par Israël. Le vieil homme essaie de lui transmettre le moyen (la clé) de découvrir les éléments de l’Histoire et surtout pourquoi sa famille vit encore là depuis 70 ans. Lors de très émouvantes séquences le vieil homme évoque la beauté des grenadiers, des orangers, des goyaviers, du jasmin et du gardénia. A l’aide de photos incluses dans le récit, la petite fille découvre la vie de sa famille avant 1948 : « Si nous ne nous souvenons pas de notre passé, nous sommes rien » lui dit-on. Au fil des années la tour prend de la hauteur et c’est le moment pour la petite fille Wandi de l’escalader pour découvrir son histoire. Pour réaliser ce film le réalisateur a passé un an dans un camp au Liban et s’est inspiré de conversations qu’il a eues.
Funan de Denis Do a reçu le « Cristal » du meilleur long-métrage. Le réalisateur âgé de 33 ans s’est inspiré du passé de sa mère pour raconter la vie d’une famille sous le régime des Khmers rouges. Ce film retrace le combat d’une cambodgienne et de son mari séparé de leur enfant lors de la révolution Khmère de 1975. Il s’agit de la mère du réalisateur exilée en France avec son fils. Ce récit autobiographique défini comme une fiction s’appuie sur de solides références documentaires. Funan, premier film d’animation sur l’histoire du Cambodge fait figure d’œuvre cathartique et vient compléter aujourd’hui le travail du grand cinéaste Rithy Panh.
Enfin Le Mur film documentaire d’animation de Cam Christiansen présenté en compétition suit le scénariste David Hare qui explore les répercussions de la barrière de séparation israélienne sur les habitants de la région.
Au fil du temps et après cette quarante deuxième édition du Festival d’animation d’Annecy, on prend conscience que ce cinéma devient pour les jeunes auteurs un moyen de parler de la géopolitique sans pour autant négliger la poétique du dessin, comme si les deux constituaient un assemblage vivant et percutant. Outre cet aspect, le cinéma d’animation permet de contourner la censure présente dans certains pays comme l’Iran même pendant le tournage – on connaît aujourd’hui les conditions dans lesquelles Jafar Panahi réalise des films, et les ruses qu’il emploie, en filmant dans une voiture (Taxi Téhéran) ou dans un lieu protégé comme le village de ses parents avec une petite caméra (Trois visages). Malgré tout la menace pèse aussi sur l’animation. Le film fini peut susciter des interdictions à l’instar de Have Nice Day de Liu Jan censuré par les autorités chinoises à Annecy en 2017 et sorti en salles cette semaine. Le film montre une Chine urbaine gangrénée par le capitalisme et la puissance de l’argent.
Rien n’est définitif et les films d’animation dessinent le monde à leur façon, et, la beauté du trait ou les autres formes d’expression, le sens donné à l’Histoire par l’écriture, font de cet art un moyen puissant de raconter le monde, désastres et beautés.
Michèle TATU
Cannes 2018: à propos de « Kfarnaum », de Nadine Labaki
L’enfant Zein – un petit Jésus dans un monde noyé dans le chaos : dans Kfarnaum Labaki, prix du Jury du festival de Cannes 2018, est plus proche de la vie réelle qu’elle ne l’est du cinéma d’auteur
Après avoir remporté ce Prix du jury pour Kfarnaum, la cinéaste libanaise Nadine Labaki a profité de l’occasion pour lancer un appel public en faveur des enfants libanais privés de vie décente et d’opportunité d’aller à l’école. Elle considérait une enfance difficile comme « la racine de tous les maux du monde » et appelait le public à « ne plus détourner le regard de ces enfants qui souffrent dans leur lutte contre le chaos« . Cela semble être sa dernière vision de ce que le cinéma devrait être : « la plus forte des armes dans la sensibilisation à des questions particulière. »
Avec ce troisième film, Nadine Labaki a ramené le Liban – ce petit pays à la modeste production de films – à Cannes après une absence de 26 ans. La dernière fois qu’un film libanais a gagné un prix au festival, c’était en 1992, quand Maroun Bagdadi a remporté le prix du meilleur scénario pour son film La fille de l’air, moins d’un an avant sa mort subite. L’année précédente, il avait également remporté le Prix spécial du jury pour son film Hors la vie. Ceci explique la joie avec laquelle la nouvelle du prix de Labaki a été reçue de l’autre côté de la Méditerranée et le grand enthousiasme au Liban. Le fort succès public de ses deux films précédents a également concouru à susciter l’enthousiasme pour Kfarnaum parmi ses fans.
Ce nouveau travail, cependant, est radicalement différent dans le style et le contenu de ses deux œuvres précédentes (qui étaient toutes deux sélectionnées à Cannes). Son premier film, Caramel, a été projeté en 2007 à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des Réalisateurs, tandis que son second Halla’la-wein (Où allons-nous maintenant) a été projeté en 2011 dans la section Un certain regard. Les deux films sont attrayants, des comédies-drames légères sur la société libanaise où les femmes sont au centre de la scène. Le premier se déroule dans un salon de beauté qui se transforme en un forum pour les femmes dans une ville pleine de confusion après la guerre civile. Le second se passe dans un village de montagne isolé où les femmes essayent de diverses façons de confronter leurs hommes afin de les empêcher de participer à la guerre. Les deux œuvres dépeignent les événements de l’intrigue dans un cadre comique qui transforme le drame qui se déroule en une série de séquences divertissantes qui façonnent finalement les histoires racontées dans le film.
Cette fois-ci, Nadine Labaki a surpris tout le monde en choisissant un sujet différent, où elle s’est éloignée du monde des femmes et des histoires d’amour pour présenter une histoire tout droit sortie de la réalité. Elle a pris soin de garder secret le sujet du film, qui a demandé six mois de tournage. Il était évident que les changements qu’elle a personnellement vécus ainsi que ceux subis par le Liban (ainsi que par plusieurs autres pays arabes) depuis 2011 ont influencé sa conception de l’art du cinéma et de son rôle.
Sept années s’écoulèrent entre son dernier film et celui-ci, au cours duquel Nadine Labaki devint mère et entra dans le monde politique à travers le milieu de la « société civile », en tant que candidate aux élections municipales sur la liste de Beyrouth Madinati, une coalition politique qui vise à défier la corruption des partis politiques traditionnels. Ce nouveau sentiment d’engagement politique et la vie compliquée et difficile de Beyrouth ont poussé la réalisatrice à tenter, comme elle l’a dit plus d’une fois, d’influencer le cours des choses par le biais d’une participation active la « société civile » et aussi grâce à sa caméra, qu’elle positionne différemment.
Le sujet de Kfarnaum reste social, mais n’est plus situé dans un endroit somptueux comme un salon de beauté, ou un endroit idyllique comme un village de montagne reculé. Il se déplace dans les rues bondées de Beyrouth, en constante évolution sous l’impact de la guerre dans la Syrie voisine. En dépit de sa petite superficie et de sa population, le Liban est actuellement le pays où le plus grand nombre de réfugiés syriens se trouvent – plus de 1,5 million de réfugiés syriens vivent dans ce pays dont ils constituent un tiers de la population.
Le film adopte une approche documentaire et inclut un ensemble divergent d’histoires qui touchent à de nombreux sujet. Cependant, cette structure dramatique, conçue dans le style habituel de Labaki, ne fonctionne pas dans ce cas en faveur du film, car elle n’aide pas à s’investir profondément dans l’histoire. L’intrigue combine l’histoire de l’enfant Zein qui est maltraité par sa famille avec des questions telles que l’immigration sans papiers, les travailleurs migrants exploités et le mariage des enfants (dans le cas de la petite sœur de Zein, que l’on marie à un homme adulte). Le film semble essayer de fonctionner dans tous ces domaines à la fois pour attirer la sympathie du spectateur, et de ce fait tombe dans une sentimentalité excessive qui produit l’effet inverse. Il manque les moments intimes qui doivent être ajoutés à toute scène cinématographique pour que nous puissions sympathiser avec les personnages, comme c’est le cas dans la scène où Zein tente de sauver la vie d’un autre enfant plus jeune et le nourrit. Cette scène, où les deux enfants sont seuls, est l’une des scènes les plus touchantes et artistiquement les plus sincères du film.
Malheureusement, la sombre réalité de Kfarnaum submerge le langage du cinéma et ses possibilités. La cinématographie, qui dépeint la ruine et le chaos de l’endroit, oublie la nécessité de porter le lieu dans un autre temps, celui qui fait partie du film. Labaki ne parvient pas vraiment à créer un monde artistique parallèle, convaincant et embrassant la réalité qu’elle dépeint, et elle n’arrive pas non plus à donner au film la touche personnelle qui suggérerait un langage cinématographique plus solide et mature.
Outre les deux personnages principaux, elle ne parvient pas non plus à gérer le reste des acteurs amateurs. Les performances de la mère, de la sœur et du reste des caractères secondaires ne sont pas convaincantes , et n’aident pas le film. À mon avis cependant, le plus gros problème de Kfarnaum vient du dialogue. Zein prononce des mots qui sont beaucoup trop complexes pour un garçon de 12 ans, même si l’école de la vie dans la rue a peut-être aiguisé sa conscience, au point qu’il commence à prêcher aux autres, en particulier aux adultes. Cela nuit au film, car il le fait en s’exprimant trop brutalement.
Tous ces élément alourdissent le film la plupart du temps, dans son traitement et son rythme, et l’éloignent de la légèreté et de la fluidité requises. C’est amplifié par la durée de Kfarnaum qui est de plus de deux heures, à partir des 500 heures initiales du tournage. Tout comme Labaki, qui joue elle-même dans Kfarnaum le rôle de l’avocat qui veut défendre l’enfant Zein contre ses parents imprégnés d’ignorance et de pauvreté, dans son rôle de réalisatrice, elle fait de la caméra l’avocat défendant la réalité de cette enfance contre la société : « Je voulais savoir pourquoi la société a tellement laissé tomber ces enfants!« . En somme, Kfarnaum est finalement plus proche d’un documentaire sur le monde réel que d’une interprétation cinématographique.
Houda Ibrahim
Le palmarès du Festival 2018:
Palme d’or : Une affaire de famille d’Hirokazu Kore-eda
Palme d’or spéciale : Jean-Luc Godard pour Le livre d’image
Grand prix : BlacKkKlansman de Spike Lee
Prix d’interprétation féminine : Samal Yeslyamova pour son rôle dans Ayka
Prix d’interprétation masculine : Marcello Fonte pour son rôle dans Dogman
Prix de la mise en scène : Cold War de Pawel Pawlikowski
Prix du jury : Capharnaüm de Nadine Labaki
Prix du scénario ex-aecquo : Alice Rohrwacher pour Heureux comme Lazzaro et Nader Saeivar pour Trois visages de Jafar Panahi.
Prix FIPRESCI de la Critique Internationale: Burning de Lee Chang-dong, pour la Compétition, Girl de Lukas Dhont pour Un Certain Regard, et Un jour de Zsófia Szilàgyi (Semaine de la critique) pour les sections parallèles
Les Prix de l’UJC 2018
Lors d’une cérémonie de remise de prix organisée en partenariat avec l’Association de la Presse Etrangère à la Mairie du 4° arrondissement de Paris, l’Union des Journalistes de Cinéma a remis ses prix pour 2018:
- • le Prix de l’UJC 2018,pour l’ensemble de sa carrière, à Patrick Brion
- • le Prix de l’UJC de la meilleure biographie ou du meilleur entretien 2017 concernant une personnalité du cinéma, à Stéphane Goudet et Louise Dumas pour leur entretien avec Ildiko Enyedi dans « Positif »
- • La Plume d’Or 2018du journalisme de cinéma de la Presse étrangère en France, enfin, a été décernée pour la douzième fois conjointement par l’UJC et l’Association de la Presse Etrangère à Moritz Pfeifer
Enfin l’Association de la Presse Etrangère a remis son « Prix de la Mémoire du Cinéma » annuel à Jean-Pierre Léaud après une émouvante « conversation » lors de laquelle Jean-Pierre Léaud a pu revoir des images du petit Antoine Doinel interrogé par une journaliste…
Conditions de travail des journalistes à Cannes: communiqué de l’UJC du 12 avril 2018
Communiqué de presse de l’Union des Journalistes de Cinéma du 12 avril 2018
Lors de la conférence de presse de ce jour, le Festival de Cannes n’est pas revenu sur sa décision de ne plus projeter les films aux journalistes et critiques de cinéma dans des séances de presse leur permettant de les voir en temps utile. Il ne s’agit pas d’un caprice de ces professionnels, mais d’une nécessité de publication de leurs articles au moment où l’on parle de chaque film, lors de la projection de gala qui suivait d’ordinaire, laissant ainsi le temps aux journalistes de faire leur travail – et particulièrement aux journalistes étrangers, comme le communiqué de presse de la Fipresci, la Fédération de la Presse Cinématographique Internationale, vient de le rappeler.
L’Union des Journalistes de Cinéma demande à nouveau à ce qu’un calendrier de projections réservées à la presse lui permettant de faire son travail normalement soit rétabli par le Festival, et propose qu’en contrepartie, les journalistes signent à réception de leur accréditation un engagement d’embargo absolu de publication avant la fin de la projection de gala.